les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
22. quand le travail tend à devenir inessentiel |
Cette évolution entraîne une diminution de l'importance réelle du travail dans notre société. Ceux qui font effectivement un travail, qui fabriquent et transportent des aliments, des voitures, des meubles, nous transportent, etc., deviennent minoritaires. La révolution bourgeoise s'était faite au nom du travail, la révolution ouvrière devait en faire autant, autrement. Maintenant presque tout le monde « travaille » mais le travail lui-même, et non une minorité, est devenu un parasite. |
Ces transformations sont complexes. S'il est vrai qu'un paysan américain, dit-on, nourrit environ 50 personnes, il faut 2 ouvriers de l'industrie pour fabriquer tous les matériaux qu'il utilise. Aux USA, l'ensemble des activités liées à l'approvisionnement alimentaire concernent encore un tiers de l'emploi total. Le capital donne l'impression d'avoir fui les nécessités immédiates -et les activités humaines cruciales tournant autour de l'alimentation avec tout ce qu'elle représente - mais il demeure soumis aux besoins humains fondamentaux. |
Il n'empêche qu'on doit tenir compte de ce que, dans une France de 55 millions d'habitants, la principale occupation, 5 jours sur 7, 8 mois par an, est celle d'une douzaine de millions de personnes allant à l'école. Il y a là un fait de civilisation gigantesque, parmi d'autres, qui marque profondément un monde. |
On a vu l'importance numérique de la classe ouvrière française. Le plus intéressant, ce sont les tendances de l'évolution. Les chiffres qui suivent visent à donner un ordre de grandeur. L'industrie manufacturière américaine comptait 26% de la population active en 1940 : 19 % en 1980. L'industrie occupe seulement 28 % de la population active aux Etats-Unis, 38 % en France, 45 % en RFA. Par contre le japon ne s'oriente pas autant que les Etats-Unis vers une société de services et s'efforce de fabriquer lui-même les biens de haute technologie à forte valeur ajoutée. Les statistiques sont à utiliser avec prudence. Leur conception même est révélatrice : aux Etats-Unis, les « services » incluent la construction, les transports, la haute technologie. 70 % de la population américaine active seraient dans les services ainsi définis. Il y aurait 900 000 emplois dans le « personnel artistique » étasunien. |
Répartition de l'emploi au Japon en 1982 Emploi total: 56 millions de personnes 100%. Primaire : 5,5 millions de personnes ; 9,7%. Secondaire : 19,3 millions de personnes ; 34,2 %. Tertiaire : 31,4 millions de personnes (dont 10 dans les services) ; 55,7%. |
En France environ la moitié des ouvriers travaillent dans les secteurs les plus modernes : 30% dans la « technologie intégrée » (début d'auto-régulation de la machine surveillée par l'homme) et 20% dans l'OST. Mais parmi ceux-ci une bonne partie travaillent dans des industries à faible coefficient de capital, ou à faible composition du capital, les OS n'étant pas seulement dans les branches de pointe, mais aussi dans des secteurs anciens comme le textile. Dans les industries de transformation (ce qui exclut bâtiment, travaux publics et transports) 44% des ouvriers travaillent à main nue (manutention, emballage) ou à main outillée (entretien), 23% sur machines à commande manuelle, 32% sur machines automatisées (surveillance, contrôle). Sur environ 8 millions d'ouvriers, 1 million sont hautement qualifiés, 3 millions qualifiés, et 4 à 5 millions n'ont pas de qualification. (Chiffres extraits de Verret, pp. 34-35 et 50.) Ouvriers et robots montre que la population active a augmenté en 1977-1981, mais plus dans le tertiaire, alors que l'industrie a baissé. Ont augmenté : les cadres administratifs, les employés de commerce, les ouvriers qualifiés. Ont diminué: les OS, les manoeuvres. |
En 1970-80, l'industrie américaine a perdu 2 millions d'emplois. L'utilisation de semi-conducteurs pourrait augmenter la productivité mais entraîner une baisse de main-d'oeuvre qui pourrait aller jusqu'à 10 %. De juillet 1981 à avril 1982, l'industrie américaine perd 1,3 million d'emplois, tandis que les services en gagnent 217 000. |
On estime que la moitié de la population active française et la majeure partie des salariés américains font partie des « travailleurs du savoir », qui traitent de l'information -(fonctionnaires, comptables, secrétaires, etc.) Les activités dont on ne peut concevoir l'utilité hors d'une société capitaliste ne cessent de se développer. Mais il ne s'agit pas d'isoler et de sélectionner le peu de travail « vraiment utile » restant. Qu'est-ce qui est le moins nocif, la publicité ou l'automobile ? Ce serait encore un point de vue capitaliste que de chercher ce qu'on pourrait garder. Mais le développement d'activités qui n'ont plus grand chose à voir avec la production matérielle ou une utilité sociale évidente a nécessairement un effet sur une dynamique révolutionnaire qu'on disait fondée sur le travail. Cette évolution ruine pour de bon la collectivité « classe ouvrière » dans son identité par le travail. Le prolétaire ne peut plus se considérer comme celui qui, au moins, fait quelque chose de valable dans et pour la société d'aujourd'hui et de demain. |
Dès maintenant, une grande partie de la mutation vers le tertiaire ne s'explique pas directement par les exigences de la productivité, mais par le besoin de maintenir le système social. Quand le travail vivant nécessaire à la production eh vient à ne plus jouer qu'un rôle secondaire, notre société fondée sur le salariat commence à avoir du mal à salarier. Le problème capitaliste n'est pas alors de payer les gens à ne rien faire, mais à trouver quelque chose à leur faire en contrepartie de l'argent qu'ils reçoivent. Tout le monde doit entrer dans le circuit monétaire : comme travailleur, comme chômeur, comme « stagiaire », etc. Au début de la crise de 1974, Moynihan, aux Etats-Unis, proposait l'idée d'un revenu minimum garanti à tous, moins élevé que le salaire pour inciter à travailler, et assorti d'avantages sociaux (logements, éducation, médecine) au rabais. Cette organisation de l'inégalité rappelle le « garantisme » italien, revendication d'un revenu pour tous ceux qui ne sont pas intégrés à la production (chômeurs, femmes, étudiants, etc.) On va lentement vers une société où l'on recevra l'argent correspondant à une part de consommation, même si l'on n'a pas fourni une part de travail. |
Le coeur du système demeure, malgré tout, sa capacité à offrir à l'homme une perspective dans le salariat. Le capital ne pourrait survivre en ne proposant à ses prolétaires, comme à Rome, que du pain (complet) et des jeux (télévisés), car les prolétaires modernes travaillent ou sont censés le faire, et notre monde repose sur le travail. Ce ne sera peut-être plus le cas dans 50 ou 100 ans, mais pour l'instant, on ne voit pas comment le système pourrait se trouver un autre « coeur ». |
La crise du salariat survenant au terme d'une époque marquée par l'effacement apparent de l'ouvrier, de l'employé, du cadre, du patron, etc., derrière le salarié, cette crise fait croire à une disparition des classes au profit d'une simple différenciation de revenu ou de pouvoir. Les délimitations entre bourgeois et prolétaires sont pourtant aussi présentes, c'est-à-dire aussi décisives et aussi floues parce qu'aussi complexes qu'au siècle dernier. |
Le capital ne sortira de la crise économique qu'en résolvant sa crise sociale. Il ne peut étendre indéfiniment le Welfare State sans aboutir à une paralysie, comme le montre l'exemple de la Belgique. Dans ce pays on constate à la fois une énorme syndicalisation et la présence de près de 20 % des actifs dans la fonction publique, en raison notamment du gonflement de l'appareil d'État consécutif aux conflits communautaires. Ce phénomène amortit les luttes sociales, mais aussi le dynamisme social et économique. |
Le capital est en quête de nouveaux modes de vie. Dans le passé, il a ouvert des marchés avec le chemin de fer, l'automobile, l'électro-ménager, tous produits qui correspondaient à une phase de transformation du mode de vie. De nos jours, le capital n'a encore rien produit qui puisse à la fois répondre à trois nécessités : redresser la productivité, donner du travail et procurer des objets répondant à un besoin annoncé et vécu comme fondamental. L'électronique répond sans doute à la troisième nécessité, dans la mesure où elle élargit le champ de la course contre le temps et multiplie les images (ce qui équivaut en fait à un rétrécissement du monde). Elle ne répond ni à la deuxième nécessité -- l'automation supprime des emplois, ni à la première, son implantation nécessitant de trop gros investissements. Reste l'hypothèse avancée dans La Banquise nº 2 : la crise sociale, pour être surmontée, supposerait une défaite révolutionnaire ou une guerre -- en tout cas un choc historique. |
La crise de l'Organisation Scientifique du Travail est aussi la crise de ceux qui n'ont pas de travail. Notre monde est dominé par la crise du travail bien plus que par celle de sa seule organisation. La crise de l'OST exprime la crise du travail salarié : la difficulté à faire travailler l'homme pour la valorisation. Et la crise du travail salarié exprime la crise du travail tout court, la crise de cette activité humaine concentrée sous une forme exclusive qui polarise tout autour d'elle en minorant toutes les autres formes. |
Mais d'elle-même, la crise de l'OST n'aboutira pas à faire sauter le salariat. Et la crise du salariat ne remettra pas automatiquement en cause le travail et toutes les sociétés fondées sur la trilogie travail-famille-Etat, qui domine à peu près un monde où coexistent systèmes capitalistes et pré-capitalistes. |