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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

24. une contre-révolution nouvelle
Le déclin de la vieille communauté ouvrière est patent. Les grèves beiges massives de 1960, premier choc social marquant en Europe la fin de l’après-guerre, étaient encore le surgissement de foules ouvrières parties des lieux et des zones de production pour aller... Elles n’allèrent même pas jusqu’à Bruxelles, la marche tant attendue sur la capitale ayant toujours été remise. Dressés en tant que producteurs contre l’Etat qui les attaquait, les ouvriers avaient pour eux le nombre, la cohésion, l’arme de la production. Ils n’en ont finalement rien fait parce qu’ils sont restés sur le terrain de la revendication. La production ne leur aura servi, une fois de plus, que de moyen de pression.
En revanche, la grève géante de 1968 en France, part de conditions particulières mais n avance pas de revendications particulières, en dehors des zones où la grève permet à des entreprises archaïques d’entrer dans le monde moderne, c’est-à-dire où elle permet une syndicalisation et attaque la surexploitation. Dans l’ensemble, on trouve les revendications après s’être mis en branle. Mai 68 ne se fait ni par l’addition de revendications ni par la réunion des masses autour de revendications centrales. C’est le rejet demeuré superficiel d’un mode de vie par une société qui s’y était trop vite plongée. Le même processus est à l’oeuvre les années suivantes, dans d’autres pays, dont la Grande-Bretagne, où de nombreux mouvements se situent d’emblée au-delà de la revendication. Le pont supposé nécessaire, le passage graduel des conditions de travail à une remise en cause plus générale ne se produit pas. Le mécanisme révolutionnaire n’est pas là où on l’attendait.
Au contraire, la contre-révolution a pu l’emporter en Pologne où les prolétaires, sans doute assez vite, se sont laissés enfermer dans le cadre ouvrier et industriel. Dans les émeutes des sidérurgistes français de 79 et encore plus dans celles de 84, les ouvriers se reconnaissaient et agissaient en communauté défendant son travail, de sorte que leur virulence ne pouvait déboucher sur une attaque du capital. Les grèves récentes des OS de l’automobile, surtout si on les compare à celles du même secteur il y a quelques dizaines d’années, se sont portées à un niveau global. On se tromperait cependant en projetant sur ces OS l’image d’une dépossession enfin radicale. Outre qu’ils se retrouvent en communauté nationale ou ethnique qui les aide à lutter mais les enferme sur eux-mêmes en les isolant des ouvriers français, le sens général de leur action reste de survivre dans leur entreprise.
Le prolétaire moderne ne se soucie guère d’une identité par le travail, mais justement là aussi, est le capital, et son triomphe : parvenir à ce que les hommes ne considèrent plus leur travail, une partie de leur vie, que comme un moyen de gagner de l’argent. La lucidité moderne, le désabusement débouchent sur une acceptation de la séparation entre temps de travail et temps « libre », reconnaissance négative et non théorisée -- refusant même toute théorie -- de la vraie nature du capitalisme. Un univers sans illusion, où l’on ne croit en rien pour accepter beaucoup.
Il n’y a pas spécialement à se réjouir de la perte de l’identité ouvrière : si l’association capitaliste était un terrain de recrutement pour les rackets, l’atomisation l’est tout autant.
Le travail le plus simplifié conserve quelque chose des « catégories générales du travail humain ». Son apprentissage met en mouvement « des catégories générales de la socialisation humaine : usage régulé du corps, disciplines des usages de l’espace et du temps, maniement des codes de communications (verbales et non-verbales, écrites et non-écrites), assimilation des normes de la socialité de groupe... Cet art général de l’économie du corps : poser son effort, ménager son tonus, sélectionner les gestes, les coordonner, les associer à leurs prolongements mécaniques et gérer à tout moment le complexe équilibre de l’objet, des moyens et de la force de travail. »

(M. Verret, Le Travail ouvrier, Colin, 1982, pp. 43 et 44).

La vacuité du travail s’impose à beaucoup de travailleurs, et aux jeunes en particulier. Beaucoup d’entre eux doutent qu’il apporte une satisfaction affective et même matérielle durable. Ils se moquent de l’entreprise et préfèrent moins de travail à plus de paie. Cette attitude engendre une sorte de « gratuité » dans le travail. On n’en attend rien mais on le fait quand même, comme une absurdité à laquelle on ne peut échapper. Chaque fois qu’on le peut, on le détourne en jeu. La recherche dans le salariat de quelque chose d'« humain » anticipe les rapports sociaux communistes tout en mettant de l’huile dans les rouages des rapports sociaux capitalistes. L’aspiration à une révolution qui nous débarrasserait du travail parasite de la vie passe par ces comportements. Leur apport essentiel est qu’ils permettent de ne pas se laisser user, de rester disponibles pour toute occasion d’aller plus loin. Disponibilité utilisée aussi par l’entreprise qui ressuscite parfois un intérêt pour le travail. Mais le rejet instinctif répandu partout persiste. Ce sera l’un des points de départ du mouvement à venir.
En même temps se forme une communauté nouvelle, salariale et non plus ouvrière. Il y a de moins en moins d’enracinement dans le travail, mais la contre-révolution classiste n’est pas la seule. Autrefois, la passivité des ouvriers majoritairement organisés a permis l’écrasement de la minorité révolutionnaire. C’est tout ce que le capital demande en période d’affrontement social que l’inertie joue en sa faveur. Sur qui pourrait-il compter désormais ? Des millions de gens trouvent leur travail idiot mais le font chaque jour, -- et lui retrouvent un intérêt par un biais quelconque. La prochaine contre-révolution (déjà à l’oeuvre de façon douce) sera surtout salariale, moderne elle mettra en avant, à côté des principes démocratiques menacés par les insurgés assimilés à des totalitaires, les valeurs du loisir (autant sinon plus que le travail), du plaisir (et non de l’effort), de l’imagination (en plus de la réalité), de la consommation (et non de la production). Toutes ces merveilles, dira-t-elle, que nous avons eu tant de mal à atteindre et allons rendre accessibles à tous, sont mises en péril par l’émeute. On ne dénoncera pas « le désordre » au nom de l’ordre, mais des jouissances qu’il interdirait. La contre-révolution militaire et/ou policière jouera sur l’inertie salariale et consommatoire pour isoler et neutraliser la subversion. Dans le rejet du travail observable maintenant, révolution et contre-révolution sont présentes, en embryon : la partie active de ce refus, qui cherche autre chose, aujourd’hui impossible, le cherchera un jour dans une tentative révolutionnaire; la passivité qui y est également, inévitablement, et cherche à échapper à une contrainte, plus qu’à découvrir une forme de vie différente, cette passivité traversera la période troublée sans la comprendre, ou en y voyant un danger, et laissera rétablir l’ordre. Bien entendu, les deux mouvements coexistent à l’intérieur d’un même individu. Il n’y a qu’un seul mouvement qui contient contradictoirement les deux « tendances ».
Contre-révolutions classiste et moderne se combinaient déjà en 1920 : moins en Allemagne alors appauvrie, bien plus aux USA vainqueurs de la guerre. Après 1917, le mode de vie, l’émancipation (mystifiée) des femmes, la libération partielle des moeurs, l’expansion des loisirs populaires capitalistes (cinéma), combattirent autant les communistes américains que le FBI, les milices patronales, les syndicats de l’AFL et les ligues réactionnaires. Si l’on veut dès aujourd’hui un aperçu de la future contre-révolution, il faut comprendre aussi bien la réalité de la FNAC-Forum que celle de la caserne de gendarmes ou du siège local de la CGT.
Désormais ce qui unissait les Américains était moins ce qu’ils croyaient que ce qu’ils consommaient... Jamais, dans le passé, autant d’hommes n’avaient été unis par autant de choses matérielles... de plus en plus, les communautés auxquelles l’homme appartenait étaient des communautés de l’invisible.

D. Boorstin, Histoire des Américains. 3 :
L’expérience démocratique, Colin, 1981, pp. 95, 96, 144.

Au XIXe, l’enracinement autour du travail était géographique : quartier ouvrier, proximité de l’usine, banlieue ou ville industrielle séparée des « beaux quartiers ». Aujourd’hui, de toute façon, les racines ne sont plus celles d’un lieu à part. Le monde moderne est éclaté en espaces différents reliés par la circulation automobile. Pourtant ce monde artificiel garde en lui une quête de la nature, même mise en boîte ou en spectacle image de ces cadres japonais consacrant quelques heures de leurs rares jours de vacances à un sauna installé dans une cabine téléphérique, suspendu dans le vide au milieu d’un paysage de carte postale. La plasticité formidable du capital est justement dans sa capacité à offrir aux hommes à la fois l’artifice et la « nature », de combiner dans ses objets de Consommation les ingrédients qui peuvent servir d’ersatz de communauté, de multiplication des possibles, d’activité libre.
Les êtres capitalisés ne se reconnaissent plus dans une appartenance de classe, ni dans un travail, mais dans un style de vie où les objets sont porteurs de relations qui donnent l’illusion d’une certaine maîtrise de la vie. Là réside la prégnance de la société de consommation : elle ne gave pas, elle redonne une appartenance perdue. Elle est solide là où on ne le croirait pas : on la dit individualisante, elle l’est, mais les êtres humains la resocialisent à leur manière, et c’est son triomphe ultime. C’est le détournement social généralisé de toutes sortes d’objets qui crée la communauté du capital -- une communauté contradictoire comme le capital lui-même.
Le logement moderne matérialise la vie étriquée de la famille nucléaire, le logement « social » symbolise la vie en dortoirs séparés où chaque famille se replie sur elle-même. Mais le HLM offre malgré lui des lieux de socialité. On aura beau faire, il y aura toujours des « parties communes » où se retrouvent jeunes et parfois moins jeunes. Qu’ils puissent se retrouver là, dans ce désert, témoigne de là capacité marchande à redonner, malgré elle si l’on veut, satisfaction au besoin d’être ensemble, et à compenser la dépossession. La voiture est par excellence un espace social privé, conçu lui aussi pour une famille limitée de 4 à 6 personnes au maximum. Mais la voiture sert aussi de nouvelle socialité : on en parle, on se retrouve pour bricoler, trafiquer, etc. Dans les HLM les parkings deviennent des lieux de vie ouverts sur la rue. Que l’ancien trésorier de la Gauche prolétarienne soit aujourd’hui chargé par François Mitterrand d’organiser la socialité des grands ensembles illustre le rôle que peut jouer le réformisme au détail né des tendances les plus superficielles de mai 1968 : un rôle utile pour le capital, mais finalement bien limité.
Même la télévision qui constitue un recul par rapport au cinéma en termes de relations affectives, est aussi une occasion de créer des liens. Avec le magnétoscope s’est forgée l’habitude de regarder ensemble, de se prêter des cassettes, etc.
La socialité capitaliste est découpée en tranches qui communiquent peu, et chaque parcelle est centrée autour d’un objet : la télé, la mob, la voiture. La scission au coeur de leur production (entre le producteur et son produit) se retrouve dans la consommation. On parle de l’objet, mais seulement -- presque seulement de lui. La socialité dont ces objets sont l’occasion demeure centrée sur eux, et elle contribue à nous fixer sur eux. La socialité demeure l’accessoire, il est rare qu’elle déborde de son objet.
Orwell imaginait qu’en 1984 une caméra nous surveillerait sans cesse chez nous. Mais il n’est même pas nécessaire de nous espionner pour savoir ce que nous faisons. Nous regardons tous un écran.
Dans La Culture du pauvre, en 1957, R. Hoggard imaginait par dérision une société dans laquelle les ouvriers fabriqueraient des postes de télévision toute la journée avant de passer leur soirée à les regarder. Mais c’est une vue de l’esprit. Il y a toujours nécessairement un moment et un lieu où les êtres se retrouvent : dans le terrain vague, dans la cour, au pub... On ne peut jamais faire reposer une société sur la seule passivité. Toute tentative dans ce sens se traduit par une paralysie sociale qui freine tout dynamisme, comme dans les pays de l’Est, où pourtant l’être-ensemble découvre d’autres canaux pour exister. Sans l’économie parallèle et le marché noir, l’économie des capitalismes d’Etat s’effondrerait. Il n’y a jamais de soumission directe d’individus isolés face au capital. La perpétuelle réformation de communautés sert à la fois de base à un mouvement communiste et de réseau de relations entretenant l’inertie sociale. En d’autres termes, que le capital ne nous ait pas domestiqués, et ne puisse pas le faire, signifie que nous sommes en lui et qu’il ne vit que par nous.

 

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