les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)
27. quelle centralité ? |
Ce n'est plus à partir du travail que peut se faire la critique du monde, mais à partir de la critique du travail. Dans l'entreprise et ailleurs. |
La révolution communiste est une explosion d'activités. Les hommes, loin de se croiser les bras s'approprient dans leurs quartiers, leurs régions et par delà les mers, les immenses réserves de nourriture, d'énergie, de vêtements, etc. accumulées par le capital et commencent à les faire circuler communautairement. Ils démantèlent les grandes concentrations industrielles, font circuler dans la société les moyens de production ainsi détournés de leur usage capitaliste, détruisent les élevages de veaux en batterie, etc. Ils remettent en route des productions, mais certainement pas dans le cadre conservé de l'usine, de l'entreprise. La révolution communiste détruit l'unité « entreprise ». L'énumération de toutes ces tâches n'est pas du programmatisme, une utopie abstraite détachée d'un mouvement, mais l'énoncé de nécessités inscrites dans les contradictions capitalistes aujourd'hui à l'oeuvre. |
La révolution communiste commence quand travailleurs et non-travailleurs commencent à abolir la division du travail, et donc l'identification des individus à une fonction. Il n'en demeure pas moins que le soudeur est plus à même de critiquer immédiatement la fonction de « soudure » que le professeur de musique. Certes, cette immédiateté devra être rapidement dépassée, sous peine de ronger le mouvement. Mais ne pas voir la nécessité du premier moment, c'est refuser de se poser la question du mouvement lui-même pour ne voir que son but. |
Le soudeur d'une grande entreprise a plus de facilité pour agir sur la société que le professeur de musique. Mais une différence sépare aussi le technicien radio dont les compétences peuvent être décisives pour la propagation d'un mouvement, de l'ouvrier du nucléaire qui devra détruire son entreprise. Ces « évidences » reposent sur une fixité des fonctions sociales que le capital tend déjà à diminuer. Dans des pays comme les Etats-Unis où la mobilité sociale est plus grande, un même individu peut bien plus facilement être successivement professeur de musique puis soudeur puis employé du nucléaire. Les expériences professionnelles sont moins rigides, plus assimilables, plus interchangeables que la société capitaliste hiérarchisée ne le donne à croire. Ce processus déjà présent serait évidemment décuplé par une révolution bousculant les compétences et faisant jaillir, comme toute rupture historique, comme la guerre, des trésors d'inventivité insoupçonnés. |
Il n'en demeure pas moins que la critique du travail du soudeur contient celle du travail du professeur de musique, bien plus que l'inverse. Car c'est sur le modèle du travail ouvrier le plus simple que toutes les activités humaines ont été remodelées par le capital. Le vrai noeud central est donc la critique du travail qui, lui, fige les qualifications et les statuts respectifs, découpe catégories et groupes. La critique du travail est critique de la détermination par rapport à la production, et donc critique du classisme. |
Pour réussir, la critique devra être celle de tout ce qui, jusqu'à l'absurde, tourne autour du travail. Le moment décisif est dans ce passage à une autre activité, qui briserait la frontière entre travail et non-travail, entre l'entreprise et le reste, ce qui signifierait entre autres, le libre accès au matériel et aux machines, une circulation des êtres et des choses qui dissolve le lieu et le moment appelé « travail » pour l'exercer dans d'autres cadres, non séparés des autres fonctions vitales. La révolution communiste est donc aux antipodes de ce repli du personnel dans les entreprises occupées, lieux fermés qu'on fait seulement visiter fièrement lors d'une « Journée porte ouverte » comme on le vit encore en 1968. |
Un mouvement communiste ne peut plus aujourd'hui être médiatisé par la production. Il est nécessairement rupture avec elle, au sens où la production des moyens d'existence cesse d'être une activité spécialisée, réglée par un équivalent général abstrait. C'est pourquoi le prolétariat ne se définit pas seulement par la dépossession mais aussi par la tentative forcément collective de se réapproprier ce dont il a été dépossédé. Le prolétariat se définit par rapport au capitalisme et par rapport au communisme, indissociablement. |
La révolution ne sera faite ni par des jeunes gens modernes ni par des prolos fiers de l'être. Elle ne sera pas non plus faite par des décomposés, des désaccordés. Un univers de dépossédés intégraux serait de la barbarie. La révolution sera faite par des gens qui à l'intérieur même du capitalisme s'efforcent déjà de faire autre chose, de nouer d'autres rapports que les rapports capitalistes. Les insurgés n'auront pas en tête un projet de société idéale, mais des projets sur ce qu'ils entendent faire, dans tel ou tel domaine, nés dans le mouvement et dont les réalisations convergentes, pas forcément immédiatement harmonieuses, seront la révolution communiste. |
La vraie positivité est là, non dans le travail, ou dans la compétence technique. La capacité technique, la faculté d'apprendre à faire des choses nouvel les, dépendent au contraire de cette disponibilité, de cette capacité à s'associer pour des pratiques. Ce n'est donc pas le pessimisme qui fait agir. Des désespérés ne font pas une révolution. Les insurgés ne seront pas des gens laminés. Ce seront des insatisfaits, mais dont l'in satisfaction porte sur l'absence d'une richesse qu'ils chercheront à produire. Le capitalisme produit au contraire une in satisfaction vide, refermée sur elle même, sans objet. Le prolétariat sera fait d'individus à la recherche de leur humanité. Leur expérience passée, collective et individuelle, comme toute expérience, y compris celle d'ouvrier, contribuera à cette recherche. La base de la communauté prolétarienne ne saurait donc être le manque, le vide, mais un début -- évidemment minuscule en période pré-révolutionnaire -- de réappropriation pratique et associée des conditions de vie. |
Le prolétaire s'auto-niera. Cela signifie-t-il que les ouvriers radicaux devront quitter l'usine ? Certainement pas en tout cas pour la laisser à la réforme. En 1968, les extrémistes trop peu nombreux dans l'entreprise étaient contraints de se réunir ailleurs. Plutôt que de partir de l'entreprise, les ouvriers révolutionnaires en feront quelque chose, en commençant par l'ouvrir au reste de la population. Il y a dans les machines un concentré de vie humaine où tout n'est pas toujours à rejeter. Dans bien des cas, on les fermera ou on en abandonnera une partie. Parfois les prolétaires les détruiront comme restes d'un passé haï. Mais il est évident, hors de toute spéculation, que les ouvriers sont nécessaires à la révolution, ne serait-ce que pour détruire les entreprises nuisibles ! Il est évident aussi qu'ils seront utiles en bien d'autres manières. Ceux qui manient les métaux ont un rôle à jouer. Mais s'ils agissaient seuls ou en tant qu'ouvriers des métaux, ils ne les manieraient pas pour ôter aux installations et aux ateliers leur qualité de capital. Un mouvement de producteurs qui conserve sa détermination par rapport à la production a un rôle anti-révolutionnaire. La révolution est désaccumulation. Il s'agit de recomposer une vie dans laquelle on s'apercevra peut-être que le professeur de musique a, entre autres dimensions à découvrir, un goût et un talent insoupçonnés pour la soudure. |
Il n'y a pas de groupe social investi de la mission de sauver le monde. Au contraire de la révolution bourgeoise, la révolution communiste n'est pas l'émergence d'une classe au sens socio-professionnel, bien que la révolution doive être capable de bouleverser l'économie pour la supprimer, ce qui suppose qu'elle ait prise sur l'économie. Certains travailleurs sont mieux à même de retourner leur fonction contre le capital, de le révolutionner. |
Les ouvriers de LIP avaient parcouru la France sans jamais sortir des limites de leur entreprise. L'entreprise est l'un des centres techniques d'une révolution communiste, non son centre de gravité social. Il faut au contraire faire basculer ce centre de gravité de la société capitaliste. L'existence de l'entreprise contient celle de l'école, du loisir, de la vie privée, de toute la parcellisation de la vie. La révolution ne sera pas une inter-entreprise. |
D'où l'insuffisance, sinon la nocivité, de toute lutte axée uniquement contre l'exploitation. Que nous soyons exploités au profit d'une minorité et surtout d'une entité impersonnelle est certes une réalité atroce, que la révolution supprimera. Mais le prolétaire, depuis qu'il existe, subit un tort bien plus vaste, qui englobe l'exploitation. On l'a exproprié de lui-même, de la possibilité d'agir, de faire ; et là est le tort fondamental, dont l'exploitation-vol n'est qu'un effet. Si on laissait au prolétaire son salaire sans l'obliger à venir au travail, l'expropriation n'en subs·sterait pas moins, elle serait même aggravée : on l'aurait transformé en consommateur condamné à une activité libre et vide, un jeu éternel et sans enjeu [3]. Le prolétaire est exproprié de son faire, c'est-à-dire de son être. C'est à cela que la révolution doit s'en prendre. |
Footnotes |
[3] C'est l'utopie capitaliste que poursuit le garantisme. |