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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

28. travail et exclusion du travail
L'inessentialité du travail se traduit aussi par une frontière de plus en plus floue entre ceux qui travaillent et les autres, ceux qui ont un emploi stable et les autres, bref entre travail et non-travail. En RFA, par exemple, on avait réussi, jusqu'en 1980, à préserver la base sociologique des syndicats. Mais, à partir de cette date, les travailleurs qualifiés de certaines grosses entreprises ont commencé à faire connaissance eux aussi avec le chômage et le revenu réel des salariés a diminué en 1981-82. Le marché conclu entre le capital et une fraction privilégiée des ouvriers -- garantie de l'emploi en échange de l'acceptation d'une baisse du revenu -- a cessé d'être respecté comme par le passé. C'est le moment de noter que l'utilisation des statistiques permet de donner une idée mais doit toujours s'assortir d'une remise en cause de la nature même des statistiques. Et pas seulement parce que l'expert, comme dirait le militant, est toujours au service de quelqu'un mais encore et surtout parce que la notion même de statistiques, l'idée de mesurer les faits sociaux, est une notion historique capitaliste, et les prétendus « faits » sont eux aussi des réalités historiques. En créant le salariat, le capital crée du même coup la catégorie de l'exclu du salariat : le « chômeur ». Le chômeur est peut-être celui qui ne travaille pas mais c'est surtout celui qui n'est pas salarié. Ce que les experts appellent travail, c'est le travail à plein temps, productif et rentable. Quand on applique cette idée au tiers monde, on est amené à mesurer les vestiges pré-capitalistes à l'aune capitaliste. Selon le BIT, près de la moitié de la population adulte. africaine est en chômage. Or, la scission définitive entre le travail et le reste de l'activité n'est pas encore intervenue en Afrique. L'Africain qui surveille ses chèvres en bavardant avant de faire un détour pour donner un coup de main à sa femme à la maison, l'expert capitalisé considère-t-il qu'il « travaille » ?
Il ne faudrait pas croire non plus qu'il a fallu attendre notre époque pour voir apparaître une théorie des exclus. Après 1870, Bakounine considère le prolétariat italien comme le « prolétariat en haillons » dont parlaient Marx et Engels, méprisé dit-il, par les sociaux-démocrates, et auquel il oppose « une classe d'ouvriers privilégiés qui, grâce à leur gain considérable, se targuent de l'instruction littéraire qu'ils ont acquise », et se différencient des bourgeois « par leur situation mais nullement par leur esprit » (cité par Sergent et Harmel, p. 413). Pour Bakounine, « seul ce prolétariat en haillons s'inspire de l'esprit et de la force de la prochaine révolution sociale et nullement la couche bourgeoise des masses ouvrières. » (idem p. 414).
C'est sur les déclassés que comptent certains anarchistes comme S. Faure et non sur les ouvriers syndiqués, traités de « pires ennemis de la révolution », laquelle sera a faite par « la masse noire la masse des sans-travail et des affamés qui doit servir de point de départ aux revendications anarchistes » (texte de 1896-97, cité par Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Maspero p. 275).
« Les sans-métier, les sans-travail, trimardeurs, pilons, prostituées, déclassés, sont les révolutionnaires de demain. En revendiquant les sans-travail, l'anarchisme individualiste et antisyndical aura une base économique et possédera une signification sociale. » (1907)
Au début du siècle, dans sa critique des intellectuels, J. Makhaïski inclut parfois les paysans et le lumpenprolétariat dans le prolétariat mais il en exclut les ouvriers sortis de leur classe et devenus des intellectuels ou des salaries privilégiés. De même il se refuse à condamner « ce que la bourgeoisie et les syndicats appellent « hooliganisme » (texte de 1907, in Le Socialisme des intellectuels, Le Seuil, 1979, p. 29).
Plus récemment, l'opéraïsme italien a soutenu la thèse des deux sociétés au sein de la classe ouvrière, que l'on trouve aussi exposée dans le livre de K. H. Roth sur « l'autre mouvement ouvrier en Allemagne. » Les immigrés ont souvent servi de base à une théorisation de l'exclusion.
Pourtant, il y a toujours eu exclusion et ce qui change de nos jours, c'est la forme qu'elle revêt. Marginalisation, marginalisme et refus du travail ne datent pas d'aujourd'hui mais s'expriment désormais bien plus à l'intérieur d'un capitalisme qui a tout englobé. Au XIXe siècle, c'était bien souvent le travail qui refusait l'ouvrier (45 % de la population parisienne aurait ainsi été touchée par le chômage en 1846-1848) alors qu'aujourd'hui, l'ouvrier refuse parfois le travail. Et ce refus peut même s'exprimer dans le travail, par le choix d'un emploi temporaire, des « petits boulots » etc. Le même genre de mouvement s'est produit dans l'école : la scolarisation « obligatoire » jusqu'à douze ans (1884) n'a été réalisée qu'aux alentours de 1910. A Paris, au début du siècle, sur 200 000 enfants scolarisables, 45 000 ne fréquentaient pas l'école. Aujourd'hui, le refus de l'école n'est plus l'école buissonnière mais s'exprime à l'intérieur de l'institution.
Il existe aussi une fluidité -- dans les pays les plus modernes -- entre les diverses occupations professionnelles et entre les phrases de travail et de chômage. La bourgeoisie s'est d'ailleurs employée à mener toute une propagande pour « dédramatiser » la situation de chômeur, qui apparaît de plus en plus comme une pause, pas toujours épouvantable, entre deux emplois, comme un moment dans la vie de travail. Dans le tiers monde, il existe encore des cas extrêmes comme lors de cette grève chilienne où les patrons licencièrent 5 000 ouvriers grévistes pour en embaucher 5 000 autres aussitôt. C'est peut-être dans les pays de capitalisme ancien, comme la France, que la fluidité est la moins forte, comparée à celle des EU d'un côté et des pays peu industrialisés de l'autre.
Selon le BIT, le travail « au noir » concerne près de 10 % de la population active des pays industrialisés où il est parfois plus important, numériquement, que le chômage. Il toucherait de 3 à 5 % des actifs en France, de 8 à 12 % en RFA, de 13 à 14 % en Suède.
« ... on imagine mal le fonctionnement d'une société dans laquelle un grand nombre de citoyens exerceraient des activités illégales et non déclarées » (Rapport du BIT, Le Monde, 18 août 1983.)
Il 'n'existe donc pas de raison particulière de théoriser de s exclus qui ne sont pas plus exclus d'eux-mêmes que ne l'est l'ouvrier sur sa chaîne. Dans les grands mouvements postérieurs; à 1917, on a vu se dresser des couches tout à fait intégrées à la production. L'explication sociologique a ses limites. Surtout à une époque où l'exclu tourne 1 autour du travail tandis que le travailleur, lui, peut difficilement se résumer par un travail qu'il sait précaire. Entre stabilité et chômage, il existe donc une infinité de variantes plus ou moins graduées.
Il ne faut pas aller chercher chez les exclus du travail une critique du travail qui serait plus radicale que chez ceux qui ont un emploi. S'il est vrai que le travailleur peut se montrer conservateur par peur de perdre son emploi, il n'est pas moins vrai que l'exclu peut se montrer tout aussi conservateur par désir d'en trouver ou d'en retrouver un.
Il est inutile de chercher un « vrai » prolétariat pour remplacer les travailleurs qu'on suppose intégrés au capital. Nous avons dit que la dépossession totale brise et rend inerte -- inapte à effectuer un quelconque changement social. Dans cette société, les plus écrasés, les plus exclus, seraient ce « quart-monde » dont le nombre varie selon les critères retenus pour l'estimation. On parle de 500 000 adultes en France (plus leur famille) -- 20 % seraient au chômage, 20 % en maladie ou en invalidité, voire les deux, 60 % en travail irrégulier, intermittent, etc. Ces gens ont le plus grand mal à s'opposer à la société parce qu'ils sont broyés par leur exclusion et se replient sur des liens familiaux, de clan et de voisinage.

 

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