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les révolutionnaires ont-ils
une contre-révolution de retard ?
(notes sur une classe impossible)

 

32. des communautés aux communautés
Tout part de là où les liens sociaux se nouent et se dénouent. En 1984 pas plus qu'en 1840, le capital n'a tout nivelé. Des communautés ont été détruites et d'autres se sont recréées. Aujourd'hui, des formes d'organisation fonctionnent sans être des structures formalisées, les hommes et les groupes sont reliés par leur participation à un spectacle, à une idéologie, à un mode de vie. Même le fascisme ne créait pas de néant social entre l'individu et l'Etat. « Rien dans un État n'est plus dangereux que des hommes déracinés que l'on prive de leurs organisations de défense. » (Ley, chef du Front du Travail Allemand sous le nazisme.)
Contre-révolution et libéralisme ont reproché à la bourgeoisie et à sa révolution d'avoir éliminé contre-pouvoirs et structures intermédiaires. Mais le capital en a produit d'autres. C'est une vision barbare qui nous pousse à croire qu'il n'existerait rien entre l'individu et le capital. La société donne naissance à des communautés intermédiaires et renouvelle, les anciennes.
Souvent, ces communautés fonctionnent seulement dans le capital et à son service. Marx et Engels ont cru que les Irlandais, arrachés à un mode de vie séculaire, jetés dans la société moderne, étaient radicaux puisqu'ils n'avaient plus rien à perdre et tout à gagner à une révolution. Mais l'identité irlandaise était (et est encore) à la fois mythique et bien réelle. Aux EU, les Irlandais ont formé un lobby qui a, entre autres choses, occupé une position de force à New York pendant des dizaines d'années. Parallèlement, la question sociale en Irlande même était réabsorbée par la question nationale mal comprise par Marx et Engels.
L'action prolétarienne repose sur des liens existants, elle ne surgit pas du néant, elle n'est pas le fait d'êtres totalement atomisés qui décideraient brusquement de se réunir. Mais ce genre de lien communautaire ou collectif peut aussi entraver tout élargissement de l'action. Les Indiens des barriadas, les bidonvilles de Lima qui, au nombre de 2 millions, représentent la moitié de la population de la capitale, reconstituent des relations de réciprocité, des sphères d'échange -- familiales, individuelles, etc. -- avec la campagne, communiquant par le truchement des camionneurs métis et vivotant de petits métiers qu'ils exercent pour les classes moyennes de la ville.
« L'Indien, coupé de toute racine et de toute territorialité, meurt isolé dans une barriada, mais il meurt Indien et non pas prolétaire. » (Le Monde diplomatique, mars 1982.)
Les travailleurs immigrés dans les grandes métropoles capitalistes reconstituent aussi ce genre de réseau. Le million et demi de Turcs qui vivent en RFA forment une société parallèle dont certains traits (nationalisme, identité, rackett, marché de biens de consommation interne) n'ont rien à envier à la contre-société social-démocrate ou stalinienne.
Si le japon nous apparaît si solide (peut-être à tort), c'est qu'il est ethniquement très uni (à l'exception des 700 000 Coréens sur une population totale de 120 millions d'habitants). A l'inverse, les EU sont divisés en une multiplicité de groupes nationaux ou ethniques, mais ces groupes se soudent dans une communauté américaine. Ainsi le film Deer Hunter (Voyage au bout de l'enfer) nous montre-t-il des sidérurgistes qui sont Lithuaniens avant d'être ouvriers, mais chantent God Bless America (Dieu bénisse l'Amérique) quand le malheur les frappe.
Les seules couches réellement coupées de leurs racines locales, linguistiques et autres sont probablement les classes moyennes nouvelles -- les « cadres » -- et encore, à condition de fermer les yeux sur bien des survivances. Elles sont naturellement les plus portées à vivre repliées sur le travail et la famille, communiquant avec le tout-capital par le truchement de la consommation et rencontrant autrui à travers les services et loisirs marchands -- au supermarché, en faisant du jogging, dans les camps et clubs de forte concentration vacancière, etc. Dans les autres couches sociales, en haut comme en bas de l'échelle, on trouve une foule de liens collectifs malgré le fait que le capitalisme tend à unifier et homogénéiser tout le monde sur le modèle de ces nouvelles couches moyennes. Même quand il y parvient, même quand les objets sont au centre de leur vie, les hommes se retrouvent (comme on l'a vu avec l'exemple de la voiture, etc.). Toute consommation tend à devenir un lieu de rencontre avec autrui.
Du point de vue du communisme, il faut voir comment et où certaines communautés (mais pas toutes, loin de là) risquent de se défaire, sous l'effet de la valeur, du travail moderne, et donc de la lutte de classes, tout en donnant naissance à quelque chose de subversif. Il faut chercher les communautés qui peuvent s'ouvrir sur d'autres, se dissoudre en tendant au général, à l'universel, à ce que les révolutionnaires considéraient comme le prolétariat-groupe charnière.
Le dépassement de la contradiction positif/négatif est possible en des points de contact où le capitalisme moderne se heurte à une capacité de résistance qui tire précisément sa force de ce qu'elle n'a pas été dressée par le capital. L'aspiration communiste naît ainsi comme la résultante d'une modernité capitaliste qui présente l'avantage de socialiser, d'unifier le monde et donc de contraindre à une vision globale des choses empêchant d'être d'abord corse ou algérien et d'une communauté pas encore entièrement capitalisée, qui n'admet pas encore vraiment les évidences capitalistes que sont marchandise et travail. La rencontre des deux est nécessaire. Sans quoi, la modernité livrée à elle-même se perd dans le rêve capitaliste, ce qu'elle possède de potentiellement universel n'est que l'universel du capital mondial et de ses images, et l'homme retombe dans une communauté de consommation. Quant aux vestiges précapitalistes, ils se replient sur un attachement au sol, à telle culture, telle tradition, aussi réactionnaire soit-elle, tout leur est bon pour fuir l'universalité capitaliste dont ils pressentent la vacuité, de telle sorte qu'on ne sort pas de la petite communauté étriquée.
Il s'agit d'envisager les possibilités d'une sociabilité nouvelle. Comment les hommes et les femmes originaires de telle ou telle communauté peuvent-ils en sortir ? En évitant de tomber dans le piège du « style de vie », on peut sans doute avancer que le prolétaire communiste sera celui qui n'appartenait pas à une communauté et une seule bien précise, exclusive, la « sienne », mais circulait au contraire entre plusieurs -- ouvrier avec ses camarades de la RATP, antillais quand il assistait à un concert, un peu italien en Italie, etc. C'est le contraire de toutes les contre-sociétés qui se présentent à chaque fois comme un havre, un refuge face aux dangers extérieurs.
Les révolutionnaires ne sortent pas du capitalisme, par quelque opération magique, ils circulent d'une communauté à d'autres, n'en considérant aucune comme définitive et, par ce mouvement, s'universalisent. C'est l'image qu'ont donnée les émeutes anglaises de 1981. Contrairement à celle de Brixton, au printemps, qui était restée ethnique et dirigée contre la police, contre sa présence dans un quartier où les gens voulaient rester entre eux, les désordres de l'été dépassèrent ces limites locales et « raciales ». Leur force fut la fusion de diverses collectivités apportant chacune leur cohésion (on venait manifester et saccager entre copains) et leur dépassement : on n'était plus jeune ou adulte, noir ou blanc, du coin ou d'ailleurs, travailleur ou chômeur. C'est un moment de la vie du salarié où il cesse d'être solidaire du capital, d'être « réaliste » pour devenir solidaire d'un ensemble qui n'est autre que l'humanité -- et on peut soutenir que ceux qui opèrent ce mouvement s'en rendent compte sur le moment et vivent dans une atmosphère électrique et fraternelle semblable à celle qu'Orwell perçut à son arrivée en Catalogne où -- ne fût-ce que pour être assassinée, la révolution était présente. C'est qu'une autre solidarité s'ébauche, d'autres liens se tissent, même accidentels, même provisoires. Le mouvement communiste est là -- ou il n'existe pas.
La révolution communiste sera un phénomène de fusion de ce type, phénomène qui, pour des causes jamais encore pleinement réalisées, cessera d'être accidentel et provisoire pour se généraliser et emporter toute la société dans son élan.
La communauté prolétarienne naît forcément à partir de quelque chose : des groupes en rupture avec l'étroitesse de leurs diverses communautés d'origine. Les individus ne vivent jamais une existence purement individuelle. S'ils s'associent, pour reprendre la phrase de Marx, « en tant qu'individus », leur existence passée et présente fut et demeure forcément plus qu'individuelle : sociale. A moins d'envisager un prolétariat. de monstres et de psychotiques.
Certes, en réaction contre l'individualisme bourgeois, on a tellement défini la révolution comme oeuvre et affirmation de l'espèce qu'on a parfois versé (et Bordiga trop souvent) dans une métaphysique de l'espèce conçue comme un être unique.
Dans l'histoire, l'apparition de l'individu fut, paradoxalement peut-être, un pas vers la communauté humaine. C'est la Renaissance qui, inventera l'homme, être général -- et générique -- ne dépendant plus d'un lieu, d'un sang, d'un groupe et pré-existant à ces déterminations. « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition. » (Montaigne)
Chaque membre d'une société précapitaliste ne représente pas l'humanité, ne contient pas toutes les virtualités humaines. On est homme d'un groupe, d'une fonction. Ce que l'échange, l'équivalent marchand nous ont donné, c'est cette capacité d'englober en nous l'universel -- mais sous sa forme capitaliste : seuls, ou censés l'être, nous sommes réduits pour l'essentiel à des atomes de valeur qui n'entrons qu'ensuite en relation avec d'autres Moi atomisés qui tentent de s'agréger au nôtre. Après nous avoir déracinés, le capital nous replante lui-même où il veut et nous refuse la capacité d'exister à la fois comme personne et comme humanité. Mais ce premier arrachement était indispensable pour que nous puissions devenir, par-delà l'individu, l'homme social -- à la fois Moi et Etre-ensemble (Gemeinwesen chez Marx). Dans le monde capitaliste, les seuls accès à l'universalité sont la culture, l'art, la pensée, etc. aux seuils desquels se dresse un redoutable guichet de péage : l'abstraction, et qui sont eux-mêmes, aujourd'hui, de plus en plus produits et diffusés mondialement par un tout capitaliste qui domine les réseaux de communication essentiels.
Il ne faut pas oublier pour autant que cette individualisation dont le capitalisme a eu et continue d'avoir besoin a tiré l'homme de sa communauté étouffante pour le mettre face à lui-même. Quand Feuerbach pose l'homme comme être générique, il est à la charnière de deux époques. Stirner reprend cette affirmation et l'exacerbe : l'homme-individu opposé à tous les autres qui lui font de l'ombre. Il réduit du même coup la part en nous de l'homme-communauté selon Feuerbach. En cela, Stirner était le produit de l'échec du mouvement qui avait suscité, aux environs de 1840, l'anthropologie feuerbachienne. L'homme communiste sera communautaire sans cesser pour autant d'être lui-même.
L'individu surgit de la communauté indifférenciée pour rompre avec le sort qui lui était assigné. En ce sens, le mouvement prolétarien possède bien une dimension individuelle. Mais l'émancipation n'est pas un retour à soi au sens d'un Moi à cultiver précieusement, c'est un retour au rapport réel dans lequel on se trouve, pour le critiquer radicalement et le changer. Il ne s'agit pas de « partir » -- le vrai départ suppose qu'on ait réglé ses comptes avec ce que l'on veut quitter. Il s'agit d'agir en commun avec ceux grâce auxquels on est parvenu à cette première rupture pour en effectuer d'autres plus décisives.
Pour s'émanciper, l'homme doit aussi s'émanciper du carcan individuel avec sa panoplie pathologique -- exaltation ou négation de soi, paranoïa, schizophrénie. Tout ce qui, dans la société archaïque, était institutionnel est intériorisé dans la société capitaliste qui emprisonne aussi l'homme en lui même. L'individu est une réalité capitaliste, au même titre que le travail salarié.
« ... la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part. Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur. » (Tocqueville)
Le capital accorde à l'homme une liberté individuelle dont il restreint aussitôt l'usage en le rendant parfaitement vain. Les grandes routes qui mènent librement partout -- jusqu'au bout du monde -- mais en fait pour nous conformer au schéma de la logique marchande constituent une bonne métaphore de la société moderne.
Pas plus qu'ils ne se retrouvent en tant que producteur, que femme ou que Berlinois, les prolétaires ne se (re)trouvent pour agir ensemble en tant qu'individus. S'ils se dégagent d'une certaine socialité antérieure, ils profitent aussi de liens sociaux qu'ils n'abandonnent pas tous obligatoirement pour entrer dans de nouvelles relations.
Ce n'est pas pour se créer un style de vie personnel que les prolétaires constitueront le prolétariat mais pour agir sur la base de la critique pratique du travail et de tout ce qui gravite autour. En ce sens, le prolétariat, avant de se nier pour ouvrir la porte à l'humanité, sera la négation de l'individu qui, par définition, absorbe et croit enfermer. et épuiser en lui l'humanité. L'individualisation est un acquis d'ores et déjà dépassé. L'homme communiste, tel que Marx l'annonçait en 1844, rayonne de tout son être vers les autres et reçoit d'eux en échange -- hommes, bêtes et choses.
Individu et valeur sont les deux pôles du capital : isolement et commerce aux deux bouts de la chaîne. Il faut sans cesse accroître la vitesse de circulation de tout, de la monnaie comme des voitures, des trains et des avions comme de l'information, pour mieux relier entre eux ces hommes coupés des autres comme d'eux-mêmes. Ni règne de l'individu, ni autocratie de l'espèce, le communisme est au-delà de ces obsessions, interpénétration de communautés multiples et changeantes, il est le plus court chemin de l'homme à l'homme.

 

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