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PREMIÈRE PARTIE
LE PROJET DE MODÉLISATION SYSTÉMIQUE

CHAPITRE 1

L'ÉMERGENCE DE L'OBJET DE RECHERCHE
D'UNE SITUATION COMPLEXE
(THÉORISATION ET PROBLÉMATIQUE)

 


L'Introduction: le choix du terrain

La présente recherche vise la découverte d'un modèle de communication éducative qui a comme point de départ mes expériences d'apprenant et d'enseignant et les valeurs qui les sous-tendent. Elle s'inscrit sous le principe rogérien voulant que le singulier rejoint le pluriel et se veut ainsi une étude de cas (le mien) servant de voie d'accès à la compréhension de l'autre et des autres par l'aveu d'emblée de biais personnels et l'identification de ceux-ci; conséquemment, il serait triste d'y voir la composition égoïste d'un profil personnel. De fait, chacun à travers ses expériences de vie n'aurait-il pas d'une certaine manière sélectionné ce qui lui paraissait important et répondait vraisemblablement à ses valeurs? Un tel exercice ne pourrait-il pas contribuer à établir entre chacun des acteurs d'une relation éducative ce que Pineau (1993) nomme une meilleure relation intersubjective? Ne pourrait-on pas ainsi également permettre le développement de discours éducatifs, de stratégies et d'activités mieux adaptés à la clientèle visée? Selon J. L Lemoigne(1984) les pôles ontologique, historique et fonctionnel déterminent la nature de la pratique éducative.

Dans ce contexte la réalisation et l'étude de récits de vie et de pratique (Pineau, 1993 ; Bernier, 1986) me permettent de mieux identifier les composantes des situations d'apprentissages que j'ai vécues. Cela me semble-t-il s'apparente aux études longitudinales à la manière de Charlotte Brüner, citée par Dubé (1986) qui sont les seules peut-être en mesure de dévoiler à la fois l'arbre et la forêt...

1.1 L'objet de la recherche

Le modèle que je compte développer comprendrait les composantes suivantes: la dynamique pédagogique, sorte de triangulation multidisciplinaire entre la didactique des langues, la technologie éducationnelle (la T.E.) et la psychologie de l'apprentissage; la communication interculturelle qui se vit à l'intérieur de mon cours constitue une deuxième composante importante du modèle. Ce modèle devrait aussi mettre en lumière des valeurs et des principes pédagogiques suffisamment universels pour s'appliquer à une classe composée de membres de communautés ethniques différentes.

1.2 La pertinence du projet de modélisation

1.2.1 Pourquoi un modèle de communication éducative qui tient compte des valeurs?

Puisque les conceptions de l'enseignement et de l'apprentissage ont beaucoup évolué, dans quelles zones le modèle peut-il alors se situer? La réflexion suivante n'a pas la prétention de couvrir l'histoire des approches pédagogiques; mais, plutôt de se référer à quelques événements afin d'en dégager la nature des valeurs.

De l'enseignement à l'apprentissage

L'enseignement et l'apprentissage constituent-elles deux réalités tout à fait distinctes? Du point de vue de l'enseignant, cela fait souvent appel à une approche traditionnelle à partir de laquelle il emploie essentiellement des techniques dites déductives inspirées du béhaviorisme (Thomas, 1979) qui prétendait qu'en éducation il fallait s'assurer de ne mettre dans la bouche de l'autre, l'élève, que le mot juste. Ainsi, des techniques et des stratégies du type cours magistral et des exercices systématiques de répétition ou d'imitation inspirées d'approche traditionnelle tablaient davantage sur la mémorisation de l'élève ainsi que sur ses connaissances de type encyclopédique pour faire de lui un être éduqué.

Cette vision dite traditionnelle a par la suite longtemps été mise à l'épreuve surtout avec l'avènement des humanistes qui, sous la poussée de Rogers (1968), ont davantage mis l'accent sur le développement de la personne à travers le processus éducatif que sur les connaissances proprement dites. Les nouvelles théories de la communication issues elles de réflexions cognitives ont mis de l'avant l'importance de divers types de mémoire et la façon dont le cerveau humain traite l'information qu'il reçoit. Depuis, puis-je dire que le pendule est à l'heure des approches non-traditionnelles qui mettent soit l'accent sur le développement affectif, soit sur le développement cognitif de l'apprenant? Dans cette optique il apparaît que l'apprentissage est davantage le fruit d'un effort personnel issu du besoin d'apprendre et de l'emploi de ressources et de moyens appropriés. En d'autres mots, il n'y aurait que des gens qui se placeraient dans de multiples situations d'apprentissage et l'enseignant dans ce contexte ne serait qu'une ressource parmi d'autres. Il est indéniable que dans le contexte actuel les rôles de l'apprenant et de l'enseignant ont évolué de façon à accorder beaucoup d'autonomie au premier (Laferrière, 1996).

Les approches de type constructiviste ont en effet mis l'accent sur l'importance d'un point de vue cognitif, pour l'apprenant, de bâtir son savoir à partir de savoirs déjà acquis. D'un point de vue plus global, Pépin (1994) affirme que "les savoirs dont parle le constructivisme sont des savoirs pratiques et expérientiels." (67) L'apprenant est amené à réfléchir sur ses expériences et ses stratégies d'apprentissage. La présence de l'autre y est importante afin de réaliser différents projets. "L'interaction humaine (se définit) comme l'affirmation, la mise à l'épreuve et la négociation contextuelles, mais perpétuelles, des visions du monde respectives des partenaires qui, ainsi, coconstruisent leur réalité." (Pépin, 1994, 68) De l'enseignant, maître à penser, on en est ainsi passé à l'apprenant qui apprend, qui emploie des moyens inductifs, qui se questionne et qui questionne les autres à l'intérieur d'un projet et l'enseignant qui a vu son rôle évoluer vers celui d'un guide, d'un accompagnateur et d'un tuteur.

Des valeurs individuelles et des valeurs sociales

L'enseignement ou l'apprentissage ne seraient-ils alors qu'une question de regroupement d'individus qui utiliseraient le groupe pour répondre à des valeurs individuelles? Que peut-on dire alors de la communication éducative? En situation de classe, l'analogie du huis clos de Jean Paul Sartre (Lecherbonnier, 1972) me vient à l'esprit. Des gens étaient forcés de vivre ensemble. Privés de miroir, ils se sentaient désespérés du fait de ne plus être en mesure de porter de masque. Graduellement, leur "moi" se révélait à eux mêmes et à "autrui." "La séquestration aura aussi l'intérêt de provoquer l'écroulement de toutes les barrières sociales (politesse, respect humain, hypocrisie) qui rendent la société possible ." (Lecherbonnier, 1972 , 31) Cela me permet de penser que derrière une relation de nature strictement pédagogique visant l'acquisition de connaissances se trouve une relation humaine qui mène des gens, étudiants et enseignants à de profonds changements. Watzlawick, P. Weakland, J. et Fish, R. (1975) montrent que le recadrage nécessaire à la résolution des problèmes personnels lors de changements exige un effort de dépassement de soi et d'appropriation de nouvelles réalités, une aventure qui constitue probablement pour plusieurs une période de déstabilisation. Viens (1998) a aussi montré que face à d'importants changements et surtout face à des situations nouvelles et à des pratiques inhabituelles les étudiants connaissent souvent une telle période de déstabilisation, en particulier lorsqu'ils se trouvent dans l'obligation de collaborer et de bâtir un projet en commun, alors qu'ils ne souhaitent répondre qu'à des besoins individuels. Ainsi la classe détient, comme le soutient Makhoul-Mirza (1985) une fonction instrumentale, et surtout une fonction sociale et constitue à la fois une source et une forme de changement personnel et social.

De profonds changements opéreraient ainsi au sein des individus, lesquels apprendraient graduellement à former un groupe. Mais de quelle nature sont ces changements? Rogers (1968) croyait que l'essence humaine possédait une orientation naturelle positive. Dans ce contexte tout irait pour le mieux. Même si Fromm (1968) croit plutôt, comme Freud, en l'existence d'une confrontation entre un instinct de bâtisseur et un instinct de destructeur, ne serait-il pas constructif de cerner la nature de la bonté rogérienne en vue d'en maximiser l'exploitation et s'il est vrai que la classe joue un rôle social, ne pourrait-on pas ainsi contribuer à ce que les freiriens(Freire, P. et Macebo, P. 1995)appellent la transformation du monde ou son humanisation? Bien que les réponses à ces questions soient hors de portée des prétentions de ma recherche, ces questions ont au moins le mérite de présenter l'idéal auquel ma recherche souscrit et d'accorder une pertinence intrinsèque de nature ontologique à tout effort de développement de modèle de communication éducative.

Ainsi une situation d'apprentissage couvre-t-elle des dimensions cognitives, affectives et de façon plus globale ce que les humanistes nomment organismiques. Or de telles situations de changement ne surviennent-elles pas la vie durant créant même des cycles et suivant un mécanisme de spirale? Ne pourrait-on pas dire d'un cycle d'apprentissage qu'il se compose d'une multitude de situations? Un regroupement de telles situations qui conduisent à un autre cycle ne représente-t-il pas ce que le poète et romancier grec Nikos Katzantakis (Sanssouci, 1994) appelait un véritable passage? Un passage d'un état à un autre. Chez tout être humain les composantes de chacune de ces situations ne proviennent-elles pas d'un ensemble disparate de circonstances apparemment désorganisées et imprévisibles, répondant ainsi à certains principes de la théorie du chaos (Torres Rivera, Smaby, Maddux, 1996) qui, en sciences humaines et en affaires, donnent naissance à des modèles aux structures complexes et irrégulières.

De l'intériorité et du véritable changement

Selon Ouellette (1993), la culture n'est qu'un aspect de la personnalité d'une personne. Fromm (1968) croit au contraire que la culture représente une composante fondamentale de l'esprit et que, à travers elle, il nous est possible de nous épanouir comme être humain ou, au contraire, de vivre des moments de régression ou de souffrir d'une pathologie.

Ainsi le monde culturel frommien se situerait dans l'intériorité de la personne et, ajoute-t-il, dans la spiritualité. Dans cet esprit d'intériorité, la psychanalyse a mis de l'avant la notion d'inconscient pour illustrer la prédominance du monde intérieur inconnu sur le monde extérieur connu. Chez les cognitivistes, Dubé (1986) mentionne qu'il existerait un niveau de structure cognitive qui serait personnel, subjectif et presque incommunicable; ce niveau cognitif se serait construit graduellement au hasard des situations.

C'est à ce niveau d'intériorité que se produirait le changement véritable qui doterait la personne de nouvelles valeurs ou qui orienterait les anciennes dans une perspective progressive frommienne. Rogers (1968) affirmait ceci: "Plus je suis disposé à être simplement moi même dans toutes les complexités de la vie, plus je cherche à comprendre et à accepter ce qu'il y a de réel en ma personne et en celle de l'autre, plus il se produit de changements." (20)

Le Programme d'intégration linguistique, le PGIL (1993), montre que la francisation des immigrants doit se faire à l'intérieur d'un contexte d'intégration à la vie québécoise. N'est-ce pas là un terrain riche en nouvelles situations susceptibles d'influencer la structure cognitive du psychologue Neisser qui est, selon Dubé (1986), incommunicable autrement que par la métaphore et le symbole? L'incommunicabilité due à ces nouvelles situations ou au manque de mots en langue seconde ou au manque de relations sociales ne placerait-elle pas le nouvel arrivant face à son intériorité? N'est-ce pas ce qui pourrait permettre à la communication interculturelle d'une classe de Centre d'orientation de formation des immigrants (cofi)1 d'atteindre le niveau essentiel humaniste?

1.2.2 Pourquoi un modèle de communication éducative qui tient compte des cultures?

De la question culturelle

Ouellette (1993) soutient que le processus de francisation des immigrants comprend une dimension humaine qui transcende le seul enseignement de la langue, ce qui me permet de voir en eux des gens qui vivent également des passages; dans leur cas cela serait-il peut-être plus apparent du fait qu'ils se retrouvent dans une situation évidente de changement dû à leur situation de nouvel arrivant et qu'ils se trouvent dans l'obligation de s'intégrer socialement au Québec? C'est à ce niveau d'humanité que je m'intéresse à eux au cours de la présente recherche, laquelle n'a nullement la prétention de dresser des profils d'immigrants ou d'immigrantes et encore moins de constituer un annuaire des manifestations culturelles d'une population donnée. D'autant plus comme le soutient Dorsaint (1997) qu'il peut exister des sous-cultures à l'intérieur d'un même quartier et d'une même famille, ce qui multiplie les nuances possibles et rend cette tâche hors de portée de cette recherche. Ainsi le phénomène de l' immigration, et mes propres passages, employés dans cette recherche, ne constituent que le contexte dans lequel s'effectue les passages. Les immigrants comme étudiants et moi comme enseignant ne serons que la clientèle de ce modèle; d'autres personnes pourraient occuper nos rôles.En ce sens, il ne faut pas s'attendre à ce que je tente de définir des notions telles que la culture, ou l'ethnie ou tout autre terme appartenant au domaine de l'interculturel; la culture ne sera ici prise, comme le fait Ouellette (1993) que comme l'un des facteurs qui définissent une personnalité et qui peut influer sur l'apprentissage. Un tel exercice de définition culturelle pourrait faire l'objet de recherches subséquentes. La recherche actuelle, dois-je le rappeler porte sur moi et vise ultimement à mieux comprendre la nature intersubjective de l'expérience (Pineau, 1993) que nous avons vécue mes étudiants et moi dans le cadre d'un EPI.

Toutefois, dans un cours de français aux nouveaux arrivants au COFI, ces gens provenant de plusieurs pays partagent 1) le fait de vivre ensemble une relation humaine singulière, 2) l'occasion d'apprendre à améliorer leurs compétences en français écrit, 3) l'occasion de vivre une expérience d'apprentissage dans le cadre d'un environnement pédagogique informatisé. Une expérience de ce genre n'a jamais été vécue auparavant au cofi. De plus, je suis l'auteur de toutes les activités pédagogiques contenues dans ce cours. Cela à mon avis revêt une dimension singulière qui peut à tout le moins jeter un éclairage nouveau sur les programmes de français du ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration (MRCI).

Sans entrer dans le détail, il me semble pertinent de relever certains éléments à caractère social à l'intérieur desquels mon modèle pourrait se situer et y jouer indirectement un rôle. Cet exercice ne vise qu'à mettre en lumière le rôle que peut jouer la communication interculturelle de toute nature, la mienne y compris, dans le développement de relations sociales plus harmonieuses. Je ne prétends nullement couvrir les problématiques que soulèvent les propos suivants dans le cadre de ma recherche, mais je les signale parce qu'elles en forment le contexte.

Du devenir pluriel et de la solitude multiple

Voici un fait ou du moins une préoccupationqui me semble incontournable pour toute recherche qui concerne ne serait-ce qu'un peu l'interculturel:

Le Québec, Montréal en particulier (Legault, 1993), tend à devenir de plus en plus interculturel. En 1997, le Québec a reçu 41% des revendicateurs du statut de réfugié au Canada. Selon les statistiques du MRCI (1998), le nombre d'allophones au Québec dépasse maintenant celui des anglophones. De plus, l'immigration allophone est supérieure à l'immigration francophone. Par ailleurs, 92% des minorités visibles s'établissent dans la CUM et particulièrement à Montréal. De plus, 69% des nouveaux arrivants parlent une langue autre que l'anglais ou le français. Si 94% de la population du Québec peut converser en français, ce pourcentage diminue à 73% chez les immigrants. Esse (1997) estime que les minorités visibles représenteront, en 2016, près de 20 p. cent de la population adulte du Canada et 25 p. cent des enfants. De plus, au sein des minorités visibles, le taux de croissance de certains groupes devrait varier, ce qui diversifierait encore davantage cette population.

Balthazar (1993) affirme que Montréal est pluraliste et le Québec coupé en deux. "Il y aurait d'une part la réalité multiculturelle de Montréal et, d'autre part, un Québec plus traditionnel et très homogène quant à l'origine ethnique."(10) Compte tenu du foisonnement ethnique actuel et à venir, il semble important d'établir des liens entres les diverses ethnies; d'autant plus que le Québec s'inscrit dans un processus de mondialisation économique et politique. Balthazar (1993) s'inquiète : "Notre pluralisme ethnique serait tout aussi aberrant s'il devait poursuivre selon deux voies parallèles à l'intérieur même de la région de Montréal où l'on constaterait non plus deux solitudes, mais trois, quatre ou de multiples solitudes." (10)

De la communication interculturelle et des tensions ethniques

Voici un autre fait ou du moins une préoccupation qui me semble incontournable pour toute recherche qui concerne un peu l'interculturel:

Dans une société axée sur la mondialisation, le contact des cultures, en soi, est un phénomène inévitable; il suscite des réactions positives ou négatives et des changements de mentalités. Celles ci s'endurcissent ou s'assouplissent. Esse (1995) montre l'existence de malaises chez les Canadiens à l'endroit de membres des communautés ethniques, des "minorités visibles." Face à ces craintes, elle ajoute: "Le rôle des valeurs et de la culture dans les relations ethniques au Canada mérite certainement que l'on s'y attarde davantage comme à d'autres éléments des comportements ethniques tels les stéréotypes et les intentions comportementales." (8)

L'adolescence comprend aussi des épisodes importants au chapitre de l'identification ethnique qui serait à l'origine de nombreuses crises violentes dans les écoles de Montréal. Selon Fleurant (1993), la 3e année du secondaire constituerait un moment critique qui montre bien l'intérêt que l'on peut porter à l'endroit des relations interculturelles.

1.2.3 Pourquoi un modèle de communication éducative d'un EPI pour faciliter le passage de l'émigration à l'immigration?

L'environnement pédagogique et les outils employés qui inspirent cette recherche sont de nature informatique. Ainsi l'informatique est-elle omniprésente à l'intérieur de ma recherche. Toutefois, le passage de l'émigration (la vie de l'émigrant avant sa venue au Québec) à l'immigration (une fois l'émigrant bien établi au Québec) qui se vit à l'intérieur de cet environnement soulève des questions reliées à la langue et à la communication qui permettraient de voir ou d'entrevoir des liens entre les réflexions sur les valeurs et la culture vues précédemment.

De l'environnement pédagogique informatisé (EPI)

Les discours précédents montrent bien l'importance de l'apprentissage au sein du développement cognitif et humain d'une personne ainsi que sur les valeurs individuelles et les valeurs sociales qui conduisent au développement de la personne et de la société. Qu'arrive-t-il lorsque l'environnement principal et les principaux outils employés dans le cadre de certaines situations d'apprentissage mettent les technologies de l'information et de la communication (Tic) à l'avant plan? Cet environnement ne correspond il pas au souhait que formulent les amateurs de Bill Gates ou de Nicolas Negroponte (1995) d'assister à l'émergence d'environnements informatisés? Cela est-il un frein au développement de la personne et de son intégration sociale? Fromm (1968) croyait que l'univers technologique actuel était devenu le fondement de l'éthique, un point de vue qui rejoint les dithyrambes anti technologiques de Stoll (1995).Cela conduirait à la prédominance de valeurs de l'avoir sur l'être, ce qui irait à l'encontre des intérêts humanistes. Triffin (1995), par ailleurs, reprend l'idée de McLuhan selon laquelle le média dominant détermine la culture dominante d'une société. Ce point de vue irait dans le sens de la pensée de Freire (Freire, P. et Macedo, D.P., 1995) et Hillis (1998), qui dénoncent fortement l'usage des médias employés par la classe dominante pour imposer aux opprimés ses valeurs et sa vision du monde. Peut-il alors ne sortir de l'environnement informatisé que de mauvaises valeurs? Les environnements informatiques ne prôneraient-ils que des valeurs individualistes et basées sur l'avoir?

Toffler (1985) au contraire y voyait l'espoir de répondre aux besoins fondamentaux humains: un sens à la vie, un tissu social et une structure. Chou (1996) croit que l'usage de la communication électronique peut contribuer au franchissement des barrières culturelles. La communication électronique nous rendrait-elle accessible l'essentiel? Dans le cadre d'un cours de français, la cohabitation de la relation humain-machine et de la relation humain-humain, ne rejoint-elle pas aussi les préoccupations de Naisbitt (1985) pour qui le High Tech ne peut favoriser l'épanouissement humain sans la coexistence du High touch?

Quant au philosophe Jean Paul Sartre, étudié par Lecherbonnier (1972), il semble qu’il avait une vision apparemment plutôt positive de la technologie. Il considérait, à titre d'exemple, que l'on employait une bicyclette (une technologie) parce que cela répondait à un besoin existentiel et à un désir de se rendre d'un point à un autre. Billon (1990) relate à la Télé-université, des recherches portant sur l'usage de la télématique qu'il a menées dans une perspective de développement de la personne et d'établissement de liens interpersonnels de "qualité". Comme ces auteurs, il me semble dès lors évident que la technologie peut être au service de l'humain.

En ce qui concerne plus spécifiquement les nouveaux-arrivants, la communication électronique ne pourrait-elle pas contribuer à la fois à répondre à un besoin d'expression écrite et au besoin de reconstruction du tissu social et des réseaux professionnels? L'ordinateur et le réseau internet, me semble t il, pourraient contribuer à enrichir la tenue des conversations entre les étudiants, un principe freirien important (Collins, D.,1995).

"The dialogical approach to learning is characterized by co operation and acceptance of interchangeability and mutuality in the roles of teacher and learner, demanding an atmosphere of mutual acceptance and trust. In this method, all teach and all learn. This contrasts with an anti dialogical approach which emphasizes the teacher's side of the learning relationship and frequently results in one way communiques perpetuating domination and oppression. Without dialogue, there is no communication, and without communication, there can be no liberatory education."(11)

De l'enseignement du français avec ordinateur

Les valeurs éducatives dominantes semblent fluctuer également en ce qui concerne l'usage des Tic en enseignement des langues. À la fin des années 1980, Stevens (1989) a montré que l'usage de l'ordinateur en classe de langue seconde est passé du béhaviorisme à l'aide des exerciseurs au cognitivisme à l'aide de tutoriels. Puis il y a eu une période où les éducateurs ont privilégié la combinaison de diverses tendances, y compris des approches humanistes. L'usage des réseaux de communication électronique, par exemple, a permis de créer un lien entre l'apprentissage d'une langue et l'établissement de liens humains; les textes produits devenant des communications électroniques et s'inscrivant ainsi dans des situations d'apprentissage authentique ont pu soulever la motivation des apprenants (Stevens 1989), un point de vue que semble partager Hansen, (1993)qui souligne le fait que l'intérêt que portent des étudiants envers la technologie peut contribuer à cultiver en eux un intérêt pour l'expression littéraire comme tel. Martel (1998) poursuit la réflexion en précisant que les tendances actuelles sont inspirées du constructivisme et des activités de groupe qui, sous forme de collaboration ou de coopération, mettent l'accent sur la communication; dans ce contexte, les Tic y joueraient un rôle important.

Selon Martel (1998) les recherches montrent bien que les apprenants s'expriment davantage par le biais de moyens de communication électronique asynchrones et synchrones qu'ils ne le feraient en présentiel et confirment aussi le rôle que joueraient les moyens de communication comme l'usage du courriel à la fois sur la motivation et sur la production écrite des étudiants. Marsh (1997) et Yeoman (1995) ont montré que les forums électroniques pouvaient respectivement contribuer à vider des gens de leurs inhibitions et à doter ainsi des personnes timides, d'habiletés sociales, ce qui tendrait peut-être à expliquer les conclusions de Martel.

Par ailleurs, Garcia (1997) insiste même sur la nécessité d'intégrer l'enseignement de la grammaire à l'intérieur d'activités de communication, ce qui rejoint l'approche communicative du cofi:

"Apprendre le français langue seconde signifie apprendre à communiquer en français, c'est à dire être capable de produire des énoncés corrects sur les plans linguistiques (morphosyntaxique), discursif et social, qui correspondent aux trois composantes de la communication." (42)

Par le biais de situations de communication authentiques, les étudiants semblent améliorer leur grammaire et leur vocabulaire également (Meagher, 1995). Hoffman, (1993) affirme même que sur le plan pédagogique, l'usage de moyens de communication électronique satisfait à la fois les besoins d'apprentissage de l'étudiant et à la fois les besoins d'enseignement de l'enseignant.

Il semble même que discursif, social et culturel soient indissociables dans une activité pédagogique basée sur une approche communicative. Thomas (1995) affirme: "Students in language classes are developing friendships, exploring different cultures, and learning foreign languages through electronic "key" pal relationships with students in other countries. " ( 85) En plus du courriel, la vidéoconférence semble aussi créer un effet de rapprochement entre des étudiants, un point de vue que partage Meagher (1995): "When Mexican students studying English linked up with their peers in English-speaking countries, their language skills grew, and so, too, did their insights into their own cultures." (88) Donath (1993)a aussi montré que le jumelage de classes pouvait permettre aux gens de divers pays de s'expliquer et de défaire des idées préconçues des uns par rapport aux autres à l'intérieur d'un cours de langue seconde. Lareau-Thomas, A. Pinto, N. Morin, A. et Renaud, L. (1998)reconnaissent aussi aux Tic un rôle important quant à la diversification des moyens d'enseignement et d'apprentissage, en particulier l'usage d'Internet, dans le processus d'intégration linguistique des immigrants ainsi que dans leur insertion sociale au Québec.

L'intégration des Tic telle que vue précédemment mettrait de l'avant des valeurs sociales, basées essentiellement sur la communication; dans ce contexte la langue et les outils informatiques constitueraient des outils de communication. Malandain (1996), par ailleurs, revient à une approche plus livresque (moins communicative) en insistant sur le fait que certains logiciels ont surtout l'avantage d'offrir aux étudiants un système de rétroaction qui leur permet d'éviter des erreurs; même dans ce cas, l'ordinateur est au service de la personne, de l'apprenant et suscite l'autonomie de sa part puisque de tels logiciels, selon lui, servent de guides qui encouragent l'initiative et à toute fin pratique la liberté de l'étudiant face à son apprentissage. Guir (1993) montre que même la réalisation de tâches individuelles en apprentissage d'une langue nécessite souvent des moments de collaboration, spécialement à l'intérieur de projets.

Bien que Bisaillon (1994, 1996) accorde aussi de l'importance aux Tic, qu'il s'agisse de la vidéodisque, du traitement de texte (production écrite, stratégie de révision et autocorrection) et d'Internet, etc. elle questionne parfois leur efficacité quant à la qualité de la langue issue des moyens de communication électronique qu'elle juge à mi-chemin entre la langue parlée et la langue écrite; elle admet également que les problèmes de nature technique peuvent causer des problèmes quant à leur utilisation pédagogique. Ainsi les Tic engendreraient de nouveaux problèmes. Martel, (1998) met aussi un bémol quant à la valeur communicative des Tic:

"La communauté étudiante de la salle de classe, qui forme une clientèle captive par la présence et qui partage un environnement physique relativement connu, perd par Internet, ses balises d'implicite collectif (…); elle ajoute: "Par la mise à distance, les savoirs encapsulés (déjà fragmentés) perdent une part de leurs liens explicites avec leurs origines de sorte qu'il est plus difficile de discerner les bénéfices du locuteur: cette intention de communication qui repose sur l'intérêt de l'émetteur. " (36)

Elle considère également le fait que l'insertion des Tic en enseignement du français langue seconde s'accompagne de changements de rôles de la part des apprenants et des enseignants, comme cela se fait dans d'autres disciplines comme l'indique Réginald, G, Bracewell, R et Laferrière, T. (1996). L'usage de télédiscussions (ou de forum électronique) amène l'enseignant à y jouer davantage un rôle de médiateur. Elle conclut que l'enseignement du français à l'aide d'Internet repose grandement sur une approche intuitive. Tous ces bémols traduiraient-ils l'existence d'incertitudes et d'interrogations face au changement qui remettent en question les valeurs pédagogiques de l'instant présent qui supportent chacun des énoncés formulés par ces auteurs?

1.3 La finalité du modèle: la compréhension du passage

Étant donné que chacun semble formuler des commentaires et des interrogations conformes à ses valeurs, à son expérience et à ses intérêts, il me semble utile et important de dégager mes propres valeurs qui découlent de mes pratiques comme apprenant et comme enseignant. Je pourrais également enrichir cet éventail de valeurs à partir de récits de vie d'étudiants du cofi ayant vécu avec moi la singulière expérience d'un cours de français écrit dans le cadre d'un environnement pédagogique informatisé (EPI). Ces étudiants ont employé régulièrement des outils comme le traitement de texte et le Web, le tout dans le cadre d'une approche pédagogique centrée sur l'apprenant à l'intérieur de laquelle ils devaient réaliser des projets de recherche individuelle et de nombreuses rédactions de textes.

Au-delà strictement de l'apprentissage du français comme le soutiendrait Ouellette (1993), quelle serait la part de l'humain à l'intérieur de cet épisode de passage?

Une telle recherche peut contribuer à améliorer la compréhension (ce qui est aussi la finalité de toute modélisation systémique) du processus d'apprentissage du français avec ordinateur et ainsi aider le MRCI à mieux développer son approche éducative; de même, les enseignants pourraient se montrer plus attentifs aux dimensions périphériques de leur relation éducative, c'est à dire aux aspects différents de la transmission du savoir. Mais le cofi ne représente que la pointe de l'iceberg! De fait, il me semble évident que la société québécoise entière pourrait gagner à comprendre les mécanismes de socialisation, l'établissement de liens humains et interculturels qui se dégagent des cours de français du cofi. Mais cela se situe au-delà des prétentions de ma recherche.

Comprendre l'immigrant à travers quelques cas comme le mien rejoint le principe rogérien selon lequel traiter le singulier équivaut à traiter le pluriel ou plus spécifiquement au domaine de l'interculturel l'idée de l'existence chez De La Torre (1997) de "la posibilidad de un pensamiento independiente y propio, a la vez que universal." (226)Mon modèle, dans la perspective où son étude serait poursuivie à d'autres niveaux universitaires après ma recherche pourrait alors constituer un espoir: celui de voir naître un jour un monde uni et heureux, un monde où des gens sortent des poubelles ce rêve utopique et entreprennent ensemble l'édification de la société.

1.4 Le domaine d'études concerné

Le sujet de ma recherche sur les phénomènes culturels reliés au EPI concerne principalement la philosophie et la technologie éducationnelle (T.E.) "Celle-ci se caractérise plutôt par une approche, à la fois philosophique et pratique. Lapointe (1991) rappelle que:

"la technologie est un outil d'intervention rationnelle qui devrait orienter et intégrer la connaissance théorique, l'expérience et l'intuition du technologue et du praticien dans la recherche, le développement et l'application de solutions satisfaisantes, réalistes, désirables et réalisables aux problèmes pratiques rencontrés dans un milieu." (282)

Cette vision de la T.E. me semble répondre à mes intentions de modélisation dans la mesure où il s'agit d'un domaine qui établit le pont entre la théorie et la pratique en enseignement et en apprentissage et qui tient compte aussi bien de théories émanant de l'interdisciplinarité pour résoudre divers problèmes. Comme le montre Morin (1991) cette discipline a évolué car la recherche en technologie éducative tente de passer d'un paradigme très systématique à un paradigme plus systémique, et s'inspire fortement de la modélisation systémique. La T.E. est ainsi moins linéaire, plus globale, interdisciplinaire, ouverte et intercommunicationnelle. Ces caractéristiques répondent au but de ma recherche, qui est de construire un modèle systémique de communication éducative qui plonge dans l'interdisciplinarité pour y puiser ses composantes. La T.E répond aussi à l'un des buts de mon modèle qui est de socialiser et ainsi de favoriser des changements humains; d'autre part, mon projet accorde une place majeure à l'ordinateur et au EPI, un domaine fortement étudié en T.E.

1.5 L'émergence de la compréhension: la modélisation systémique

La modélisation systémique constitue le principal mode de traitement de ma recherche actuelle. Celle ci doit me permettre de comprendre mon sujet dans sa globalité, ainsi que les ramifications, les interrelations et les changements produits dans ses composantes. Afin de recueillir les données devant me permettre d'accomplir mon modèle, il me faut combiner la modélisation systémique à un autre mode de traitement.
 

Comme mon sujet situe l'être humain au coeur de ma recherche, le choix du récit de vie comme mode de collecte et d'analyse de données en vue d'élaborer et de raffiner la modélisation me semble naturel. Il s'agit d'une méthode qui incarne la réflexion dans la complexité de la narration du vécu humain; ainsi elle tient compte du fait que l'environnement d'enseignement et d'apprentissage est source d'un apprentissage beaucoup plus riche que celui relié à la transmission du savoir. De plus, il me semble évident que le type d'enseignement que je livre découle grandement de mes propres valeurs et de mes idéaux. Pour compléter ma collecte de données, mon récit de vie sera suivi de quatre entrevues auprès d'étudiants ayant vécu l'expérience du cours de français écrit assisté par ordinateur afin de mieux saisir le vécu du modèle. Ce complément a pour but de raffiner davantage mon modèle.

1.6 Le questionnement

Le questionnement qui suit m'amène à poser deux questions de base; la première porte sur mon choix de méthodologie, vue plus haut, plutôt singulière qui alimentera le développement du modèle.

La deuxième question de base porte sur le but, le développement du modèle de communication éducative comme tel. Cette question comprend trois volets: 1) un volet communication éducative, 2) un volet EPI et 3) un volet passage de l'émigration à l'immigration. Ce qui suit présente d'abord des réflexions qui permettront de formuler ces questions. Le lecteur trouvera ces questions à la suite de chaque réflexion.

Moi, le cofi et ma recherche

La section suivante de ma réflexion s'inspire principalement de mon expérience et de mon interprétation de celle ci, ce qui répond à un exercice de théorisation de la pratique inspiré de savoirs théoriques de nature interdisciplinaire, de savoir intuitif et de savoir d'expérience qui, selon Lapointe (1991) permet de développer une conception de l'enseignement et de l'apprentissage. Ouellette (1993), dans le cas de la francisation des immigrants place cette situation dans une perspective expérientielle qu'elle décrit soit en continuité, soit en rupture avec les expériences antérieures. Dans mon cas, cet exercice s'inspire du récit de vie ce qui est bien près de Pineau, de Durand, de Le Moigne et des andragogues, la sous méthode employée pour la collecte et le traitement des données dans le cadre de ma recherche. Ma recherche a en soi comme sous-système de mieux comprendre le système humain du lien entre les étudiants et moi.

Pourquoi cette recherche m'intéresse t elle? En un sens cette recherche porte sur moi. Comment pourrait il en être autrement? D'une part, "le singulier rejoint l'universel" à divers niveaux de l'esprit et du coeur humain. Rogers (1968) disait ceci:"...j'ai presque toujours découvert que le sentiment qui me paraissait le plus intime, le plus personnel et par conséquent le plus incompréhensible pour autrui s'avérait être une expression qui évoquait une résonance chez beaucoup d'autres personnes." (21)

Ainsi mon singulier combiné à celui des autres peut nous amener premièrement à comprendre la nature intérieure de l'être apprenant et deuxièmement à enrichir cette compréhension des singularités dues à l'hérédité et aux influences familiales, sociales et culturelles. D'autre part, tout geste humain quel qu'il soit revêt une dimension politique. Même le non politique selon Freire (Freire, P. et Macedo, D..P. 1995) reflète une prise de position politique. Ainsi me semble t il impossible de me soustraire, comme personne, à la méthodologie et au contenu de ma recherche. Par contre, le moi qui guide ma recherche est de nature sociale, ce qui rejoint la dimension progressive et le souci de l'établissement de lien interpersonnel de Fromm.

Alors, qu'est ce qui soulève de l'admiration en moi au point de modifier ma vision du monde, d'essayer de ne pas perdre mes valeurs humanistes dans un univers technologique, comme dirait Fromm (1968) et d'orienter positivement ma pratique éducative, comme dirait Rogers (1968)? Ma conjointe qui a risqué sa vie lors d'une inondation pour sauver son jeune frère d'une mort certaine. Un professeur d'université à la retraite qui, à l'instar de feu Freire, rêve encore à l'amélioration de l'humanité et qui comprend bien l'importance d'une informatisation à bon escient, c'est à dire fondée sur le respect des valeurs humaines. Mon père aussi constitue l'une de mes sources d'admiration; c'est lui qui m'a un jour permis de comprendre que le niveau d'éducation et la grandeur humaine ne faisaient pas toujours bon ménage: c'est après sa mort seulement qu'on a découvert ses diplômes, ses bouts de papiers... En somme, le comportement d'individus qui transcende le narcissisme.

Première question de base

Cette courte réflexion sur moi soulève une question de base reliée à la méthodologie adoptée comme mode de traitement des données, laquelle comprend une dimension subjective importante: la modélisation systémique alimentée par les récits de vie et de pratique:

1) Comment mes pratiques d'apprentissage et d'enseignement me conduisent vers l'édification de principes du modèle?

Les étudiants du cofi et les Tic

Selon le MRCI (1998) les cofis accueillent 5000 immigrants par année. Cela rejoint l'ensemble des catégories d'immigrants admis au Québec, à l'exception des gens d'affaires. Cette institution représente un endroit où des gens de cultures diverses (parfois jusqu'à seize dans le même groupe) vivent la rare expérience du partage d'une micro société multiculturelle en français à l'intérieur d'un processus de francisation.

Même s'ils ne sont pas nécessairement exposés au racisme, certains émigrants découvrent tôt l'angoisse reliée à la nouveauté et au changement. Ouellette (1993)affirme ceci: "L'expérience migratoire est une expérience de RUPTURE (en majuscule dans le texte) aussi et surtout au plan culturel; l'immigrante, l'immigrant perd ses points de repère". (72)Vite la langue constitue souvent un obstacle à l'emploi. Pour certains, ce facteur s'accompagne d'une descente vertigineuse de statut social. Alors qu'il faisait partie d'une majorité dans son pays, le voilà membre d'une minorité, lui et ses descendants. Tout est à rebâtir de manière différente. Les divergences culturelles sont nombreuses et les malentendus fréquents. Les difficultés d'adaptation peuvent être d'ordre pécuniaire, mais aussi d'ordre culturel et environnemental. La plus importante, à mon avis, se situe ailleurs, sur le plan humain. Plusieurs rêvent de retourner dans leur pays d'origine; d'autres espèrent parrainer leur famille. L'émigrant en processus d'immigration se sent souvent seul. Les familles sont souvent séparées et les amis d'avant vivent au loin. Certains se lient rapidement à des compatriotes d'ici ou à des Québécois; mais, nombreux sont ceux qui tardent à y arriver. Ils font face à eux mêmes. Les regards qu'ils portent sur leur nouvel environnement sont différents.

Dorsaint (1998) croit que le choc culturel est indispensable au changement. Les éléments de chocs et les réflexions donnent à l'émigrant un nouveau regard non seulement du Québec, mais aussi de son propre pays. Plusieurs réalisent leur rêve de retour dans le pays d'origine; puis, ils reviennent au Québec. Ils ne se sentent plus tout à fait chez eux là bas. Ils ne se sentent pas non plus Québécois. Ils font partie d'une sorte de "no man's land". Ils sont devenus des immigrants.

Par ailleurs, la technologisation en enseignement du français aux immigrants est un domaine relativement nouveau au cofi qui a par ailleurs adopté en 1993 l'approche communicative comme principale façon de pratiquer un enseignement ayant comme principes de base l'intégration linguistique et sociale des immigrants. Le PGIL (1993) décrit l'approche communicative en ces termes:
 

"La langue a une fonction sociale"; de plus " … La langue comme outil de communication s'actualise en situations. Toute situation de communication peut se définir à l'aide des paramètres suivants: - cadre: lieu et temps; - participants: statut et rôle; -intention de communication; - contenu du message; canal de communication. Lorsque placé dans une situation de communication, tout locuteur doit mettre à contribution une ou plusieurs des quatre habiletés langagières que sont la compréhension et la production orales et écrites. La compétence de communication repose sur la combinaison de plusieurs composantes: composante linguistique (…,) composante discursive (…,) composante référentielle (… et) composante stratégique." (3)

Cette approche communicative et les techniques d'enseignement et d'apprentissage qui en découlent semblent associer le discursif au social et au culturel, ce qui se traduit concrètement par l'établissement de liens de nature intersubjective entre les étudiants, puis entre ceux-ci et leur enseignant. Il semble selon certaines études que les moyens de communication électronique puissent jouer un rôle positif quoique encore difficile à définir dans le processus d'apprentissage des immigrants que je nomme le passage de l'émigration à l'immigration; les autres outils informatiques peuvent aussi contribuer à faciliter le passage de l'émigration à l'immigration dans la mesure où ils permettraient aux personnes impliquées dans la relation éducative de s'exprimer.

Dans l'espoir avoué d'augmenter sa clientèle et de diversifier son offre de service, par ailleurs, (Lareau-Thomas, L. Pinto, N. Morin, A. et Renaud, L. 1998) la Direction des politiques et programme d'intégration linguistique (DPPIL) s'intéresse à l'intégration des Tic et a également procédé à l'achat d'équipement et de logiciels en ce sens (Pinto, N. et Renaud, L. 1999). L'éventail des produits achetés visent le développement d'habiletés langagières à l'écrit comme à l'oral et comprennent aussi bien des exerciseurs (exercices de conjugaison ou de répétitions de phrases, par exemple) que des outils d'écriture. Les médiathèques des carrefours d'intégration linguistique doivent aussi être équipés de traitement de textes et être branchés à Internet.

En adoptant l'approche communicative et les techniques d'enseignement qui en découlent en 1993 (PGIL, 1993), le cofi place les étudiants en position d'interaction humaine et d'échanges. Cela est vrai surtout dans son programme d'intégration linguistique relié aux habiletés de compréhension orale. Dans le cadre des mesures de français écrit le nombre de discussions formelles est plus restreint. Celles ci s'effectuent lors d'activités de compréhension écrite. Néanmoins, les étudiants échangent entre eux lors des pauses. La plupart, de plus, ont dû suivre le programme régulier avant de s'inscrire aux cours de français écrit.

Plusieurs étudiants ont vécu la possibilité d'échanger via l'écrit lors d'activités de simulation de conversation électronique et par la réalisation d'un projet de journal de classe à l'aide du traitement de texte. Certains ont aussi employé des ressources informatiques individuelles pour communiquer entre eux via le courrier électronique.

Deuxième question de base

Cette situation difficile que vivent certains immigrants qui ont également eu l'occasion de vivre l'expérience d'un EPI dans le cadre de leur apprentissage du français soulève la deuxième question de base que voici:

2) Quels principes de base d'un modèle de communication éducative d'un EPI peuvent faciliter le passage de l'émigration à l'immigration?

Comme mentionné antérieurement, cette deuxième question de base comprend trois volets: 1) le volet communication éducative, 2) le volet EPI et 3) le volet passage de l'émigration à l'immigration.

Le volet communication éducative

Avant de procéder à la réalisation de la recherche j'ai conçu une esquisse du modèle (figure 1, page 51) surtout de nature philosophique pour me permettre de mieux comprendre le premier de ces volets; c'est-à-dire la nature de la communication éducative. Cette esquisse du modèle comprenait quatre axes fondamentaux (tableau II, page 94): 1) la dynamique interpersonnelle, 2) la dynamique pédagogique, 3) la relation interculturelle et 4) l'axe de l'environnement métaculturel (ou base théorique et philosophique); ces quatre axes soulèvent également des questions qui ont orienté la recherche. Il s'agit de:
 

1) Comment se fait le passage de l'interpersonnel au pédagogique?

2) De quelle nature est le lien entre la communication, la technologie et la langue?

3) Comment se fait le passage du pédagogique au culturel?

De quelle nature est le lien entre les points 1, 2 et 3 et l'environnement métaculturel (ou théorique et philosophique) ?

Le volet EPI

Le nouveau rôle que les Tic s'apprêtent à jouer dans le processus d'intégration linguistique et sociale des immigrants au cofi soulève la question suivante:

Quel rôle l'environnement informatique peut-il jouer dans mon modèle de communication éducative?

Le volet Passage de l'émigration à l'immigration

Cette recherche porte sur moi et mes expériences d'apprentissage; toutefois, le phénomène migratoire humain et le contexte interculturel d'une classe de cofi constituent une dimension importante qui a aussi soulevé des questions qui m'ont permis de mieux comprendre la nature du troisième volet de la deuxième question de base; les voici:

1) Comment se vit l'étape de l'émigration?

2) Comment se vit passage de l'émigration à l'immigration?

3) Comment se vit l'immigration?

1.7 L'explication des termes

Je et autres formes personnelles

Dans ma recherche, le "Je" sera fréquemment employé, comme il l'a été dans la thèse de Monique Dugal (1993), compte tenu de la dimension personnelle du récit de vie. De plus, je me permettrai d'employer des expressions faisant référence à la vie quotidienne, de façon à mettre en lumière la dimension réaliste et pragmatique de mon questionnement.

Le récit de vie de départ et le récit de pratique

L'expression récit de vie de départ désigne un texte d'une quarantaine de pages relatant des situations marquantes de ma vie. Ce texte est à l'origine de récits de pratique, c'est à dire d'un texte de 800 pages relatant des situations d'apprentissage et d'enseignement que j'ai vécues. De ces 800 pages, 500 ont été employées pour la réalisation de ma recherche.

Le modèle
 

Le terme modèle ici employé désigne une illustration d'inspiration artistique qui présente de façon mentalement organisée les composantes et les liens entre ces composantes que la recherche aura permis d'établir. Il ne s'agit pas de modèle tel que vu selon le paradigme de la recherche expérimentale selon lequel le modèle est une organisation permettant de démontrer tous les liens existant entre les composantes d'un phénomène. Il ne faut donc pas que le lecteur s'attende à y trouver une telle prétention à l'exhaustivité ou à la compréhension d'un phénomène. J'aurais pu me contenter d'établir une liste de principes; mais il m'a semblé plus intéressant via la modélisation systémique souvent employée en technologie éducationnelle de laisser la porte ouverte à des perspectives de représentations structurales de cette liste.
 

L'esquisse du modèle et le modèle de communication éducative

Dans le cadre de la recherche actuelle, il est aussi question d'une esquisse du modèle et de modèle de communication éducative. Par souci d'humilité intellectuelle il n'est pas dans mon intention de présenter de modèle final, un qualificatif insensé dans la perspective historique. L'esquisse du modèle est la représentation d'inspiration artistique ayant servi de fil conducteur à la recherche; le modèle de communication éducative désigne le produit final de la recherche, lequel constitue un prolongement ou une expansion de l'esquisse du modèle et une source potentielle de recherche.

L'environnement pédagogique informatisé (EPI)

Cet acronyme désigne l'environnement pédagogique informatisé. Cette expression vient d'ouvrage édité par Pierre Bordeleau (1995). Dans le cadre de la recherche actuelle; cependant, cette expression désigne principalement l'environnement du cours que j'ai donné au cofi et non l'usage exclusif de l'ordinateur à des fins d'apprentissage. Dans mon cours, j'ai tenté de créer une banque variée d'activités d'apprentissage du français à l'aide de l'ordinateur (des récits interactifs, des compréhensions de textes et des activités de productions écrites, entres autres). Internet a également été employé de façon systématique et son emploi représentait 50% du temps consacré à des activités d'apprentissage. Des efforts ont aussi été faits pour que les étudiants emploient l'ordinateur comme moyen de communication à l'intérieur du cours comme à l'extérieur de celui ci. De plus, l'ensemble de la démarche vise l'apprentissage autodidacte.

L'émigration, l'immigration et d'autres termes se référant à la culture

Tel que mentionné antérieurement, cette recherche ne porte pas spécifiquement sur la question culturelle. Néanmoins, il m'arrive d'employer des termes reliés au phénomène de l'émigration. Le terme émigration réfère uniquement à des événements vécus par une personne avant qu'elle décide de vivre dans un autre pays, alors que l'immigration se réfère aux événements qu'elle vit une fois établie dans ce nouveau pays. Comme mes étudiants ne vivaient ici que depuis peu, je préfère employer l'expression passage de l'émigration à l'immigration pour désigner leur situation. Quant à la notion de relation interculturelle employée dans mon mémoire, celle-ci se limite à la communication dont le contenu porte sur des événements d'ordre culturel ou au fait que les acteurs de cette relation viennent de pays différents. Les analyses présentées au Chapitre 4 (page 95) visent à clarifier le sens des termes importants de mon modèle de communication éducative.

La conclusion

Un tumulte de valeurs individuelles et sociales se rencontrent, se confrontent et se traduisent par des comportements pédagogiques variés. Dans ce contexte, il me semble honnête de considérer que l'étude de mes propres pratiques d'apprentissage et d'enseignement pourraient contribuer efficacement à l'édification d'un modèle systémique de communication éducative qui tenterait d'élucider la nature du passage de l'émigration à l'immigration de gens vivant l'expérience d'un EPI. Le chapitre suivant traite de la méthodologie adoptée, la modélisation systémique, et des méthodes de collectes de données, principalement le récit de vie et de pratique.
 
 

1 Les cofis ont été remplacés en juillet 2000 par des carrefours d'intégration linguistique (CIL); je continuerai néanmoins d'employer le terme cofi qui désignera aussi bien la structure organisationnelle qui a guidé ma recherche et les nouveaux carrefours où celle-ci pourrait s'appliquer.

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Présentation générale

Dédicace

Remerciements

Avant-Propos

Table des matières

Sommaire
Introduction

 

[Chapitre 1] 

Chapitre 2

Chapitre 3 

Chapitre 4a

Chapitre 4b

Chapitre 4c

Chapitre 5

Bibliographie

 

Annexes

  


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Modèle de communication éducative d'un environnement pédagogique informatisé (EPI)
pour faciliter le passage de l'émigration à l'immigration, par Luc Renaud