TEMOIGNAGES
François Coppée :
Mademoiselle Marie
Bashkirtseff survint. Je ne l'ai vue qu'une fois, je ne l'ai vue qu'une heure...
Je ne l'oublierai jamais.
A vingt-trois
ans, elle paraissait bien plus jeune. Presque petite, mais de proportions
harmonieuses, le visage rond et d'un modelé exquis, les cheveux blond
paille avec de sombres yeux comme brûlés de pensées, des yeux dévorés du
désir de voir et de connaître, la bouche ferme, bonne et rêveuse, les
narines vibrantes d'un cheval sauvage de l'Ukraine, Mademoiselle Marie
Bashkirtseff donnait, au premier coup d'oeil, cette sensation si rare :
la volonté dans la douceur, l'énergie dans la grâce.
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Tout, en cette adorable enfant,
trahissait l'esprit supérieur. Sous ce charme féminin, on sentait une puissance
de fer, vraiment virile (...)
A mes félicitations, elle répondit d'une voix
loyale et bien timbrée, sans fausse modestie, avouant ses belles ambitions et -
pauvre être marqué déjà par la mort! - son impatience de la gloire
(...)
Nous montâmes
tous dans son atelier. C'est là que l'étrange fille se comprenait tout à
fait. Le vaste "hall" était divisé en deux partie. L'atelier proprement
dit, où le large châssis versait la lumière ; et, plus sombre, un retrait
encombré de papiers et de livres. Ici, elle travaillait ; là, elle
lisait.
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D'instinct,
j'allais tout droit au chef d'oeuvre, à ce "Meeting" qui sollicita toutes
les attentions, au dernier Salon : un groupe de gamins de Paris causant
gravement entre eux - de quelques espiègleries sans doute - devant un
enclos de planches, dans un coin de faubourg. C'est un chef-d'oeuvre,
je maintiens le mot. Les physionomies, les attitudes des enfants sont de
la vérité pure ; le bout de paysage, si navré, résume la tristesse des
quartiers perdus (...)
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En une heure, je vis là vingt toiles
commencées, cent projets : des dessins, des études peintes,
l'ébauche d'une statue, des portraits
(...), |
je vis aussi une grande esquisse de paysage
notamment - la brume d'octobre au bord de l'eau, les arbres à demi
dépouillés, les grandes feuilles jaunes jonchant le sol ;
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puis des scènes vues et prises en pleine
rue, en pleine vie, enfin toute une oeuvre, où se cherchait sans cesse, où
s'affirmait presque toujours le sentiment d'art le plus original et le
plus sincère, le talent le plus personnel.
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Cependant, une vive curiosité
m'appelait vers le coin obscure de l'atelier, où j'apercevais confusément de
nombreux volumes, en désordre, sur des rayons, épars sur une table de
travail.
Je m'approchai et je regardai les titres. C'étaient ceux des
chefs-d'oeuvre de l'esprit humain. Ils étaient tous là, dans leur langue
originale, les français, les italiens, les anglais, les allemands, et les latins
aussi, et les grecs eux-mêmes ; et ce n'étaient point des "livres de
bibliothèque" (...) des livres de parade, mais de vrais bouquins d'étude
fatigués, usés, lus et relus (...)
Devant ma stupéfaction, Mademoiselle
Bashkirtseff baissait les yeux, comme confuse et craignant de passer pour
pédante, tandis que sa mère, pleine de joie, me disait l'instruction
encyclopédique de sa fille, me montrait ses gros cahiers noirs de notes, et le
piano ouvert où ses belles mains avaient déchiffré toutes les
musiques.
Décidément gênée par l'exubérance de la fierté maternelle, la jeune
artiste interrompit alors l'entretien par une plaisanterie.
Il était
temps de me retirer, et, du reste, depuis un instant j'éprouvais un vague
malaise moral, une sorte d'effroi, je n'ose dire un pressentiment devant cette
pâle et ardente jeune fille, je songeais à quelque extraordinaire fleur de
serre, belle et parfumée jusqu'au prodige, et, tout au fond de moi, une voix
murmurait : "C'est trop!"
Hélas! C'était trop en effet. Peu de mois
après mon unique visite rue Ampère, étant loin de Paris, je reçus le
sinistre billet encadré de noir qui m'apprenait que Mademoiselle
Bashkirtseff n'était plus.
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((François Coppée, de l'Académie
française, préface de 1885 des Lettres de Marie
Bashkirtseff, bibliothèque Charpentier, édition
de 1922, pp. VI à XI.)
Louise-Catherine Breslau
:
Elle
entra, à 17 ans, à l'Atelier Julian et y fit grande impression. Elle était vêtue
de laine blanche, suivie par un petit chien blanc très intelligent et par un
groom nègre. Dés ses débuts, elle tint le premier rang parmi ses camarades et le
garda. Ses oeuvres portaient la marque d'un naturalisme osé, sans le moindre
raffinement, mais d'une force juvénile et convaincue qui trahissait sa
nature.
Elle était gaie, mangeait de grand appétit et travaillait énormément.
Elle était toujours la première à l'atelier. Elle arrivait en simple voiture de
louage, à huit heures du matin, allait le soir au théâtre, fréquentait les
réceptions officielles et ne se couchait pas avant une heure avancée de la nuit.
Ces distractions lui étaient autant nécessaires que son art.
Habillée d'une façon excentrique, quoique de
bon goût, en noir ou en blanc, elle rectifait elle-même avec une grande
minutie la ligne de ses robes chez les premiers couturiers de Paris (...)
En un rien de temps, elle avait décousu le tout de ses petites mains qui
savaient si bien se servir des ciseaux et du pinceau et l'on peut dire
qu'elle s'y connaisait mieux que les artistes de la mode. Je crois
qu'après la peinture la toilette tenait le première place parmi ses
occupations.
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Marie Bashkirtseff avait le
corps souple, superbement élégant d'une jeune lionne. Elle aimait à se mouvoir
en son atelier en des étoffes légères. Si la température et la sûreté du
voisinage le permettaient, elle se débarrassait de tous ses voiles.
Elle
était d'une propreté raffinée et aimait à s'asperger des pieds à la tête
d'extrait de violette.
C'était l'être le plus vivant et le plus exquis que
j'aie jamais vu.
Les premiers temps de sa vie à Paris, de ses études à
l'atelier Julian, elle semblait jouir d'une santé splendide et vivait entourée
de tous les raffinements élégants de ce Paris ensorceleur.
Physiquement
charmante, parée pour plaire, armée de tous les atouts mondains, entourée de
toutes les sommités à la mode, littéraires, politiques et même artistiques
(...)
En plus de tous ces avantages, elle avait la nature qu'il faut pour
vaincre le monde, pour arriver (..)
Malgré sa superbe elle était une élève
d'un courage au travail exemplaire (...) Pendant sept ans sa vie s'était
consommée entre un travail fiévreux et une mondanité haletante...
Une vie impudente réside en elle. Elle reflète
une folle envie d'être, une force indomptée de vie.
Ces oeuvres incomplètes, violentes, barbares, mais
personnelles (...) c'est elle, l'héroïque Marie Bashkirtseff, dont la grande
volonté se manifestait par un égoïsme sans égard. Elle avait pour principe que,
lorsqu'on a en soi-même la faculté de s'enchanter et de se satisfaire, comme
elle l'avait, on ne doit pas s'inquiéter des autres, mais faire de sa propre
personne un chef d'oeuvre si parfait qu'il serve à l'enchantement de
tous.
(Louise-Catherine Breslau,
Textes inédits)
Madeleine
Zillhardt :
" L'arrivée de la superbe Marie Bashkirtseff, suivie de son nègre
et de son chien parmi les travailleuses peu fortunées de l'Atelier Julian, fit
sensation.
Cette fastueuse Russe, qui adorait se
costumer, portait à l'atelier une modeste robe d'alpaga noir, toute
simplette, assez ajustée pour laisser deviner les formes pures d'un buste
aux seins petits et bien placés et moulait une croupe abondante, dont la
taille fine et serrée faisait ressortir l'ampleur. Ses cheveux blonds,
simplement tordus et retenus sur le front par un petit peigne, étaient
coupés sur le front, à la chien. Son visage n'avait rien de classique, le
bout de son petit nez, aux narines largement ouvertes, et les pommettes
saillantes accusaient ses origines asiatiques, mais le charme de son
sourire, qui creusait une ravissante fossette dans sa joue fraîche et
enfantine, était irrésistible.
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Autoritaire à l'excès, le moindre
obstacle à sa volonté la jetait dans des colères folles, déconcertantes de
brutalité, qu'elle savait faire oublier par cette grâce féline et enveloppante
d'une indéfinissable séduction dont les Slaves ont le secret.
Marie
Bashkirtseff avait des façons qui semblaient parfois bien étranges (...) Un
après-midi, Breslau et son amie Schoeppi étaient allées avec Mousse, comme elles
appelaient familièrement Marie Bashkirtseff, faire un tour au musée du Louvre.
Celle-ci les ramena dans sa chambre où, à leur grande stupéfaction, elle se
dévêtit complètement et se campa devant elles en disant :
- Comment me
trouvez-vous? Ne suis-je pas aussi bien faites que ces statues que nous venons
d'admirer?
A quoi Breslau railleuse, après l'avoir fait tourner de tous les
côtés et regardée attentivement, répondit :
- Oui, le haut n'est pas mal,
mais le bas est trop gros!
Dépitée par ce jugement dénué de flattrie, elle
resta un moment silencieuse, puis s'écria :
- Eh bien! le haut sera pour les
artistes et le bas pour les gens du monde!
(...) Marie Bashkirtseff n'avait
pas sur la pudeur les mêmes idées que nous (...) elle n'avait aucun doute sur la
perfection de son corps et n'éprouvait aucune gêne à le montrer sans voile. Des
voisins à Nice l'ayant fait prier de fermer les fenêtres de sa chambre, où elle
avait coutume de se promener entièrement nue, elle répondit sans s'émouvoir :
"Je les trouve bien étonnants de se plaindre! Que leur faut-il donc?"
Je dois
ajouter que, malgré ces allures, exceptionnelles pour l'époque, nul ne mit
jamais en doute la pureté de ses moeurs.
(Madeleine Zillhardt,
Louise-Catherine Breslau et ses
amis, Editions des Portiques, Paris, 1932, page
35.)
Madame Dzykonska :
"C'était un lundi matin, alors que le modèle
était choisi et posait pour la semaine entière. Les jeunes filles tout
affairées votaient et même se querellaient, lorsque, au milieu de ce bruit
stupéfiant pour une timide nouvelle, j'entends ces mots : "Oh! la Russe!
bonjour, la Russe!" Ce nom était peu agréable à mon oreille polonaise,
mais, à l'atelier, nous étions sur un terrain neutre et je regardai Marie
Bashkirtseff d'un oeil sans prévention.
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Marie Bashkirtseff, L'Atelier Julian,
1881 (Marie s'est représentée de dos, à
droite). |
Je vis une jeune fille plutôt un peu courte,
revêtue d'une grande blouse noire ouverte sur le devant avec un large col
à la "Van Dick". Ses cheveux massés en un noeud lâche étaient d'un blond
chaud et charmant, et son teint très pur, mais son nez court et ses
pommettes quelque peu saillantes accusaient l'origine tartare. Lorsqu'elle
répondit : "Bonjour, Mesdames!" son visage reflétait une expression de
colère étrange chez un être aussi jeune...
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Elle parlait d'une façon brève,
d'un ton nerveux et très décidé. Sa conversation était intéressante, non pas
brillante dans le sens français du mot, mais elle ne renfermait jamais de lieux
communs. Elle excellait en des caricatures qui étaient pleines
d'esprit.
Lorsqu'elle m'invita à venir chez elle, je refusai, car je gardais
très vif le souvenir des persécutions endurées dans ma patrie (la Pologne sous
le joug russe) et même par les miens.
- Ainsi vous ne viendrez jamais chez
moi,
- Peut-être, si je vous savais très malade.
Elle paraissait si fraîche et si brillante qu'il ne
semblait pas y avoir de danger pour une prompte visite.
Ayant ensuite émigré au nouvel Atelier Julian, de la
rue Vivienne, je perdis de vue Marie Bashkirtseff pendant quelque temps, et
lorsque je revins, en 1881, au passage des Panoramas, elle n'y était plus. On me
dit qu'elle voyageait en Espagne.
Un jour, Monsieur Julian entra à l'atelier
avec une figure désolée et dit :
- Mesdames, mesdemoiselles, Mademoiselle
Bashkirtseff se meurt!"
Ce fut vraiment un coup! il y avait si peu de temps
que nous l'avions vue, si vivante et paraissant devoir vivre plus longtemps
qu'aucune de nous? Même celles qui l'aimaient le moins furent émues. Elle avait
pris froid en travaillant en Espagne, et se trouvait - croyait-on déjà - à la
dernière période de la phtisie.
J'allais chez elle déposer ma carte afin de
lui faire savoir que ses compagnes ne l'avaient pas oubliées (...) J'allais me retirer quand Rosalie (la
bonne de Marie Bashkirtseff) courut après moi.
- Mademoiselle Marie désire
vivement voir mademoiselle.
Je m'attendais à trouver un lit de malade, une
tête pâle et défaite sur l'oreiller, et le coeur me manquait.
Mais, en ouvrant
la porte du salon, je vis la jeune fille debout, dans une robe de soirée
en surah blanc garnie de volants et de dentelles, les manches ouvertes
jusqu'aux coudes et ses petits souliers de satin découvrant ses bas
brodés. - Vous avez tenu votre promesse de venir me voir quand je
serais malade," me dit-elle. J'avais complètement oublié mes paroles et
le petit incident auquel elle faisait allusion : je pus seulement lui
répondre que j'étais heureuse de voir comme elle était charmante. elle
était en effet ravissante : sa robe longue la faisait paraître plus grande
et plus mince ; ses mouvements n'étaient plus aussi brusques ; ses bras
blancs étaient de forme exquise et ses joues étaient
rosées.
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- Je ne suis pas malade, dit-elle, c'est un simple
rhume. Vous a t-on dit que j'étais mourante?
(...) Elle eut un éclat de rire,
rire triste, nerveux, qui se termina par un accès de toux (...) Je voulais la
quitter, mais elle me pria :
- Oh! non! restez! Je vous montrerai mes
esquisses d'Espagnes et mes photographies. Restez! Restez!
Alors je restais
et nous regardâmes les esquisses. Parmi ces dernières, il y avait celle d'un
condamné à mort, dans sa prison, huit jours avant l'exécution. C'était une
physionomie a hanter les rêves, avec le pâle visage, les joues creuses, les
lèvres épaisses et décolorées. Je lui demandais si elle s'était intéressée à
cette étude :
- Oh! oui, répondit-elle, c'était si intéressant ; n'a-t-il pas
une vraie tête de meurtrier? Et quel air de brute!
Ces paroles prononcées
avec enthousiasme par une jeune fille vêtue de blanc, en petits souliers de
satin, aux mains blanches et fines, sonnaient étrangement. Mais (et c'était sa
caractéristique) si elle aimait autour d'elle le luxe le plus raffiné, en art et
en littérature elle admirait le plus brutal réalisme.
Je la quittait
complètement rassurée sur tout danger immédiat qui, selon moi, n'existait qu'aux
yeux de son affectueuse famille.
L'hiver passé, elle revint à l'atelier (...)
elle passait quelques semaines au milieu de nous, essayant de travailler
aussi assidûment que par le passé. A chaque retour, elle était plus pâle,
ses yeux se cernaient davantage, elle devenait sourde, triste et
silencieuse. Son énergie même devait plier devant le mal (...) Je la
vis pour la dernière fois en 1883...
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Marie Bashkirtseff, par Anna Nordgren, camarade de Marie à l'Atelier
Julian. |
((Cité par Albéric Cahuet dans
Moussia et ses amis, éditions Fasquelles, Paris, 1930, pp. 74-79)
Henry
Bordeaux :
C'est l'anniversaire de la mort de
Marie Bashkirtseff. Elle est de nouveau à la mode, depuis qu'on s'est aperçu que
dans son journal elle avait devancé Marcel Proust dans la recherche du temps
perdu et qu'elle s'était analysée presque dés l'enfance dans sa mobilité toute
bergsonienne et ses refoulements freudiens avec une sûreté et une sincérité
incroyables, analysée véridiquement tout en s'aimant.
(Henry Bordeaux, Andromède et le
monstre, Edition de l'Illustration, 1928, pp.
37-42)
K.E. Schmidt
:
Aussi
prompte et inattendue qu'avait été l'apparition de ce lumineux phénomène fut sa
disparition et nous ne savons pas s'il y a lieu de le regretter. Ceux qui sont
aimés des Dieux meurent jeunes, et qui sait si Marie Bashkirtseff eut rempli les
espérances extraordinaires qu'avait fait concevoir sa perfection
prématurée?"
(K.E. Schmidt, Les maîtres contemporains, Editions
laurens, 1908)
Pierre Louÿs :
"Le Journal de
Marie Bashkirtseff vient de paraître (...) et je dois dire que cela m'a
absolument emballé. Aussi l'effet ne s'en est pas fait attendre. Le soir même,
j'ai pris la résolution de faire comme elle, d'écrire mon journal. Faire comme
elle, mon Dieu ! j'en suis bien incapable. A treize ou quatorze ans, elle
écrivait mieux que je n'écrirai peut-être jamais. Mais je veux, comme elle,
noter au jour le jour mes impressions et mes réflexions, je veux comme elle, le
faire sincèrement."
Katherine Mansfield :
"Ce matin, je n'ai pas envie d'écrire, mais de lire
Marie Bashkirtseff."