LES COMMENTAIRES d'Eric Dupin
dans FRANCE-SOIR du mois de janvier 1999

- L'Euro, la charrue et les boeufs (1er janvier)
- Insécurité: la révolution mentale de la gauche (6 janvier)
- L'année de tous les dangers pour la cohabitation (8 janvier)
- Une opposition, deux droites (13 janvier)
- Jospin droit dans son sillon (15 janvier)
- La France existe plus que l'Europe (20 janvier)
- Nucléaire: le festival des intolérances (22 janvier)
- La parité homme-femmes, une affaire de moeurs (27 janvier)
- L'extrême-droite, combien de divisions (29 janvier)


L'EURO, LA CHARRUE ET LES BOEUFS
(1er janvier)


 Le Vatican a raison. "L'optimisme accompagnant l'euro, ce nouveau-né, est à tout le moins prématuré", écrit l'Osservatore Romano. Extasions-nous devant la communion monétaire de onze pays européens dont la puissance économique est comparable à celle des Etats-Unis. Cet événement considérable n'en pose pas moins de redoutables problèmes.
 A l'origine, l'euro fut une réponse à la question politique majeure de la réunification allemande. C'est pour arrimer l'Allemagne à l'Europe que François Mitterrand a poussé les feux de l'intégration monétaire. Le choix a été fait de mettre la charrue avant les bœufs: bâtir une union monétaire sans construire une véritable unité politique et économique de l'Europe. L'euro est la cerise d'un gâteau communautaire qui n'existe pas vraiment !
 D'où de sacrés dangers. Comment faire vivre une monnaie unique dans un espace économique aussi hétérogène ? L'Euroland a désormais la même unité de compte, mais des systèmes fiscaux différents. Une identique politique monétaire s'impose aux régions riches de l'Autriche comme aux zones pauvres du Portugal. En l'absence d'un solide budget européen qui assurerait la solidarité entre les faibles et les forts, des tensions entre les pays de la zone euro sont inévitables.
Les différences de conjoncture ne pourront qu'aiguiser les contradictions d'intérêt. Dés aujourd'hui, le Portugal connaît un taux d'inflation bien plus élevé (2,6%) que celui de la France (0,7%). Les choix de la Banque centrale européenne privilégeront forcément les problèmes des uns par rapport à ceux des autres. De belles empoignades en perspective si l'on songe que ses dirigeants sont issus des banques centrales nationales...
 L'absence d'un véritable gouvernement économique européen est l'autre grande source de difficultés à venir. La nouvelle Banque de Francfort devient l'institut monétaire le plus indépendant du monde, pour le meilleur et pour le pire. Le traité de Maastricht lui intime l'ordre de veiller avant tout à lutter contre l'inflation alors même que ce mal a aujourd'hui disparu dans une Europe qui compte officiellement 10,8% des chômeurs. Son président, Wim Duisenberg, déclare tranquillement que l'emploi n'est pas de son ressort puisque, selon le crédo libéral qui est le sien, le chômage n'est que la conséquence d'un manque de flexibilité du marché du travail.
 Pour surmonter tous ces obstacles, les optimistes parient sur le puissant facteur d'intégration que constituera l'euro. Jacques Delors parle à raison de nécessaires "initiatives politiques" pour compléter la monnaie unique. Mais on ne transformera pas comme par enchantement les nations européennes en "pays unique". Les réticences de l'opinion allemande à l'égard de l'euro et le refus du néerlandais Duinsenberg de céder, dans quatre ans, son fauteuil au français Trichet illustrent certaines crispations nationales. Ce réalisme n'empêche nullement de souhaiter sincèrement bon vent à l'euro. Car son échec, toujours possible, provoquerait un cataclysme dont l'Europe se relèverait difficilement.
INSECURITE: LA REVOLUTION MENTALE DE LA GAUCHE
(6 janvier)
 Qui saura répondre au légitime besoin de sécurité ? Jacques Chirac évoque une situation "préoccupante" tandis que Jean-Pierre Chevènement, dès son retour au ministère de l'Intérieur, annonce "la reconquête républicaine de nos banlieues".
 Dans cette compétition, la gauche part avec de sérieux handicaps. Elle a longtemps nié le problème en se moquant des "fantasmes sécuritaires". Elle a ensuite cru pouvoir répondre aux violences urbaines par des actions de bonne volonté dont l'actualité vient de démontrer cruellement la naïveté. Il ne suffit pas d'organiser des spectacles destinés aux jeunes pour en finir avec le vandalisme. On vient de le voir à Strasbourg. La politique dite de "développement social des quartiers" ne permet pas d'acheter la paix urbaine. On l'a récemment constaté à Toulouse.
 La gauche ne définira une politique de sécurité efficace qu'au prix d'une
révolution mentale. Par tradition, elle se focalise sur les causes collectives des maux sociaux et tend à ignorer les responsabilités individuelles. Les violences sont alors non seulement expliquées, mais parfois justifiées, par la situation défavorisée de leurs auteurs. D'où un dangereux discours de la compassion qui déresponsabilise les fauteurs de troubles. La majorité des jeunes qui souffrent d’une série de handicaps (environnement familial déficient, chômage et précarité de l’emploi ou encore racisme ambiant) ne basculent pourtant pas dans la délinquance. Aussi lourdes soient les pesanteurs sociales, un individu a toujours une certaine liberté de choix dans sa vie.
 Seule cette conception peut légitimer le recours à la répression lorsqu’il est nécessaire. La gauche doit apprendre à conjuguer l’action sur les causes sociales de la violence, évidemment déterminantes, et la réaction aux comportements individuels délictueux. Car il ne s’agit pas de tomber de l’autre côté du cheval en important des Etats-Unis et de Grande-Bretagne le slogan de la « tolérance zéro ». En la matière, mieux vaut être ferme en actes que provocateur en paroles. Les discours excessivement musclés des dirigeants risquent d’élever un mur d’incompréhension entre des délinquants mineurs – dans les deux sens du terme – et le reste de la société. Pour le malheur de tous.
 Le gouvernement n'échappera cependant pas à des choix difficiles s'il veut traiter la délinquance juvénile qui explose. Manier lourdement le gourdin en jetant en prison à tour de bras les jeunes coupables serait idiot. Mais il est indispensable de sortir d'une situation de large impunité grâce à un système de sanctions graduées: la médiation et l'avertissement pour les jeunes primo-délinquants; des travaux d'intérêt général sévèrement surveillés pour les délits plus sérieux; une répression déterminée à l'égard des multi-récidivistes. La question de l'éloignement de ces derniers dans des structures spécialisés sera forcément posée, de même que celle de l'abaissement de l'âge de la majorité pénale qui n'a pas varié depuis 1906. Si la gauche ne parvient pas à appliquer une politique qui en appelle à la responsabilité de chacun, l'heure d'une répression aveugle et brutale sonnera inéluctablement.

L'ANNEE DE TOUS LES DANGERS POUR LA COHABITATION
(8 janvier)
 "Je vois de gros nuages noirs dans le ciel de la cohabitation. Oh, l'affreux rictus de Lionel Jospin ! Quelle haine pour Jacques Chirac... Tiens, le président grimpe sur un fougueux pur-sang ! C'est le signe tant attendu de ses partisans. Ca y est, en cet an 1999, la bataille présidentielle fait rage ! Ah, l'image se brouille..." Si Germaine Soleil était encore de ce monde, sa boule de cristal lui aurait peut-être renvoyé cette vision belliqueuse de l'an neuf. A défaut de dons de voyance, un semblant de clairvoyance suggère l'hypothèse que l'actuelle cohabitation capotera avant l'an 2000.
 Les deux précédentes cohabitations n'ont duré qu'un peu plus de deux ans. A cette aune, le couple Chirac-Jospin éclaterait pendant l'été 1999. En 1988 comme en 1995, la fin du mandat présidentiel imposait certes le divorce. Mais la viabilité d'une cohabitation de longue durée n'a jamais été prouvée. Or la présence simultanée à la tête de l'Etat du chef de la majorité et du chef de l'opposition est éminemment instable.
 L'insolence calculée de Jospin dans son interview au "Monde" du 7 janvier est révélatrice de la tension qui règne au sommet de l'exécutif. Passe encore que le premier ministre traite le président de la République de simple porte-parole de l'opposition et se gausse des attaques "allusives et obliques" contre sa propre politique. Plus grave est l'affirmation qu'une meilleure présence de la France sur la scène internationale passe par l'initiative gouvernementale, le président étant implicitement suspecté de céder à la "pensée unique internationale". L'attaque aurait, par parenthèses, plus de poids si Jospin lui-même s'était montré plus clair dans sa critique des frappes américaines sur l'Irak. Cette incursion dans le fameux "domaine réservé" présidentiel a fortement irrité l'Elysée.
 Si Jospin tend ses rapports avec Chirac, c'est peut-être parce qu'il est conscient des limites de sa propre action. Après les réformes de la première année, son équipe peine à trouver un second souffle. En attendant le dossier des retraites, l'activité gouvernementale est essentiellement gestionnaire. Un retournement de conjoncture économique, une usure du pouvoir, la déception publique menaceraient Jospin, sans parler d'une crise sociale qui briserait sa majorité.
 Les élections européennes de juin durciront le climat. Il y aura du tangage dans la "gauche plurielle". La popularité du premier ministre souffrira logiquement de cette compétition. Tous ces facteurs potentiels d'affaiblissement de Jospin aviveront la soif de revanche de Chirac. Après une longue période d'hibernation politique, le fondateur du RPR a lancé la reconquête dans son discours de Rennes du 4 décembre 1998. Plane sur la tête de son premier ministre l'épée de Damoclès d'une démission provoquant une élection présidentielle anticipée. Le fameux bug de l'an 2000 fera sauter la cohabitation si Chirac décide de s'appliquer à lui-même le quinquennat. Mais, comme le souligne Jospin, si le président est maître du calendrier électoral, il ne l'est pas des résultats du scrutin.
UNE OPPOSITION, DEUX DROITES
(13 janvier)
 La bêtise politique ne suffit pas à expliquer l'invraisemblable comédie jouée par la droite dans la région Rhône-Alpes. Chacun a certes pu remarquer l'acharnement convulsif et destructeur de Charles Millon dés lors qu'il a compris avoir perdu son siège de président de région. L'ambition presque infantile du doyen d'âge, Pierre Gascon, n'a pas été plus digne. Et la virevolte nocturne, peu glorieuse, de Philippe Séguin a achevé de semer la confusion.
 Mais l'affligeante comédie rhône-alpienne est aussi révélatrice d'un vrai clivage qui traverse l'ensemble de la droite. Les cris de haine poussés par certains supporters de Millon après l'élection de la barriste Anne-Marie Camparini, avec les voix de la gauche, en disent long sur la mentalité de certains excités de l'opposition. "Bolcheviks", a-t-on pu entendre de la bouche de ceux qui font écho, sans le savoir, au mot d'ordre d'antan: "Plutôt Hitler que le Front populaire !" Sans aller jusqu'à ces excès de langage, une fraction de l'opposition est convaincue qu'elle ne saurait avoir d'ennemi sur sa droite.
 A l'extrême opposé, les vrais centristes qui crèchent à l'UDF sont aujourd'hui, qu'ils se l'avouent ou non, plus proches du PS que de Démocratie Libérale. Les authentiques démocrates-chrétiens ont plus d'affinités avec les socialistes modérés qui nous gouvernent qu'avec les libéraux dogmatiques qui entourent Alain Madelin. Quand il était jeune député, François Bayrou rêvait parfois de gouverner avec le PS. Pour les centristes de conviction - il en existe - ce choix ne serait pas absurde.
 Ces deux options stratégiques - l'union de toutes les droites contre le rapprochement avec les socialistes - prolongent jusqu'à l'extrême deux visions antagonistes de l'avenir de la droite. La première est défendue par le tandem formé par Alain Madelin et Nicolas Sarkozy. L'ancien léotardien et l'ex-balladurien se retrouvent pour prôner la construction d'une droite sans complexe. Ce parti conservateur à la française abandonnerait les derniers oripeaux du gaullisme et chercherait à reconquérir l'électorat déboussolé par la crise qui déchire le Front national.
 L'autre conception est celle d'une droite humaniste et modérée qui tenterait de disputer au PS le centre de la vie politique française. L'UDF défend une économie sociale de marché qui pourrait offrir une solution de rechange en cas d'échec du gouvernement Jospin. En attendant, cette orientation a l'inconvénient d'empêcher la droite de s'opposer clairement au pouvoir en place...
 Philippe Séguin, dont on ne sait plus trop s'il est encore gaulliste, vraiment chiraquien, réellement libéral ou déjà conservateur, a le malheur de se situer à l'épicentre de ces contradictions. Le président du RPR est pris entre les feux croisés des libéraux et des centristes. Il navigue à vue pour conserver son statut de "fédérateur" de l'opposition. Paradoxalement, la rébellion centriste en Rhône-Alpes peut faciliter, par les frayeurs qu'elle a provoquées de part et d'autre, sa désignation comme tête de liste de "l'Alliance" aux élections européennes. Mais cette unité serait plus que jamais de façade.
JOSPIN DROIT DANS SON SILLON

(15 janvier)
 Quelle est la différence entre Jacques Chirac et Lionel Jospin ? Le premier change trop souvent d'avis, le second pas assez. L'explication télévisée du premier ministre, mercredi soir sur TF1, a révélé la continuité granitique de son action. Sur tous les sujets, le chef du gouvernement continue à creuser droit son sillon, insensible aux exhortations des uns et aux mises en garde des autres.
 En matière de lutte résolue mais réfléchie contre l'insécurité, Jospin n'est pas un converti de la dernière heure. Il a évoqué sa jeunesse rééducative. Il aurait pu aussi rappeler qu'élu du XVIIIème arrondissement de Paris, il a tôt pris ses distances avec l'angélisme de ceux qui ne jurent que par la prévention. Jospin a répété que celle-ci devait être équilibrée par la répression et que l'éloignement des mineurs multirécidivistes - et non leur emprisonnement - était indispensable. Jean-Pierre Chevènement ne dit pas autre chose. Le seul point de désaccord entre le chef du gouvernement et son ministre de l'Intérieur porte sur l'idée, en effet contestable, de suspendre le versement des allocations familiales aux parents d'enfants délinquants.
 Sur la question sociale, Jospin ne varie pas plus. Il creuse les deux grandes réformes qui ont marqué sa première année gouvernementale. Malgré de piètres statistiques, le premier ministre veut toujours croire que les 35 heures créeront cette année "des dizaines de milliers d'emplois". Il se refuse à accentuer la pression sur le patronat en précipitant les échéances de la deuxième loi. Jospin a annoncé la création de 250 000 emplois jeunes en 1999. Mais le dispositif, dont le secteur privé reste à l'écart, demeure inchangé. Quant au projet de couverture maladie universelle, aussi important soit-il, il se situe dans le prolongement de la loi contre l'exclusion.
 A l'occasion de ses voeux, Jospin a proclamé son attachement à la France. On ne saurait y voir un tournant nationaliste. Le premier ministre, qui avait appelé à voter "oui mais" à Maastricht, n'a jamais été partisan d'une Europe fédérale dans laquelle se dissoudraient les Etats-membres. S'il évoque aujourd'hui avec insistance la nation, c'est pour répondre aux inquiétudes que la naissance de l'euro est susceptible de faire germer. Sa stratégie politique reste enfin celle de la "gauche plurielle". Le chef de la majorité s'attache à dire à la fois du bien de Daniel Cohn-Bendit et de Jean-Pierre Chevènement. Il donne un coup de chapeau aux communistes, pour leur capacité à évoluer, et se garde bien de tendre la main aux centristes, bousculés par leurs alliés de l'opposition.
 Cette admirable constance est une force, mais peut être aussi une faiblesse. "Fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses" fut le mot d'ordre des "possibilistes", un courant du mouvement socialiste français de la fin du XIXème siècle. La "realpolitik" de Jospin s'inscrit dans cette philosophie. Son réalisme foncier colle aux attentes d'une société qui cherche des remèdes mais craint les remises en question. Il l'éloigne simplement de l'idéal socialiste. Sans garantir la résolution des graves problèmes posés.
LA FRANCE EXISTE PLUS QUE L'EUROPE
(20 janvier)
 La situation doit être dramatique pour que des Français daignent emprunter le vocabulaire de nos cousins Québécois. Les opposants à la ratification du traité d'Amsterdam se proclament "souverainistes". Comme si la France était subitement ravalée au rang de simple province d'une Europe impériale. D'étonnants conclaves, allant des monarchistes aux archéo-communistes, prêchent une résistance farouche, préalable à la reconquête d'une indépendance nationale perdue.
 Les adversaires de l'intégration européenne ne sont pas tous aussi caricaturaux. L'écho de leurs protestations dans l'opinion est à la mesure du rouleau compresseur médiatico-commercial des zélateurs de l'euro. Les incessantes sommations à se convertir à la sainte religion européiste ont de quoi provoquer des crises d'urticaire nationalistes.
 Et si tout cela n'était qu'illusion ? La France ne va pas se dissoudre dans l'Europe par le coup de baguette d'un traité tarabiscoté. La dynamique enclenchée par Maastricht conduit certes la construction européenne sur une pente fédéraliste. Mais l'économie ne commande pas tout. Si tel était le cas, les nations européennes se fondraient plutôt carrément dans la mondialisation. Un marché unique et une monnaie unique n'accouchent pas forcément d'un pouvoir politique unique.
 Si l'euro est né en fanfare le 1er janvier 1999, l'Europe ne va pas fort. Son architecture politique reste baroque. Lionel Jospin évoque les "lacunes" du traité d'Amsterdam tandis que Pierre Moscovici, ministre des Affaires européennes, reconnaît que les socialistes le votent "sans enthousiasme". La Commission européenne est dans un triste état. Accusée de corruption, elle a frôlé, le 14 janvier, un vote de censure du Parlement européen, ce qui ne s'était jamais vu.
 Daniel Cohn-Bendit a raison de rappeler que ce n'est jamais "Bruxelles" qui décide mais l'ensemble des gouvernements européens. Or, l'entente entre les Etats-membres laisse à désirer. Les ministres de l'Agriculture ont commencé lundi à s'empailler sur la réforme de la politique agricole commune. La France et l'Allemagne s'affrontent une acidité croissante à propos du traitement des déchets nucléaires. Quant il s'agit d'intérêts concrets, les nations sont bien vivantes.
 L'Europe ne se construira solidement que sur des initiatives communes. Elle brille aujourd'hui par son absence sur le terrain diplomatique: le drame du Kosovo le prouve une fois de plus. Au mieux, les ministres de l'Economie allemand et français signent, dans "le Monde" du 15 janvier, une sorte de manifeste de politique économique. L'identité française, à laquelle Jospin a récemment rappelé son attachement, est finalement moins en péril que l'affirmation d'une véritable identité européenne. Les enquêtes d'opinion montrent que les Français se sentent plus appartenir à leur pays, à leur commune ou même à leur région qu'à l'Europe. Les rêveries européistes ne peuvent rien contre les réalités nationales. C'est en travaillant à les rapprocher, sans les nier, que l'Europe s'enracinera dans la vie des peuples.
NUCLEAIRE: LES FESTIVAL DES INTOLERANCES
(22 janvier)
 "La tolérance, il y a des maisons pour cela", plaisante-t-on. Une vertu, en tous cas, peu partagée en France. L'histoire des mauvais traitements infligés à Daniel Cohn-Bendit et à sa suite, mardi dernier à La Hague, est révélatrice. Si l'Assemblée nationale a débattu hier de la politique énergétique, celle-ci se prête toujours mal à un débat serein.
La faible indignation de la "majorité plurielle" face aux injures et aux violences subies par les écologistes en dit long. Robert Hue a mis l'accent sur les "provocations verbales" de la tête de liste des Verts aux élections européennes. Daniel Vaillant lui a conseillé de faire preuve de plus de "discernement" dans le choix de ses déplacements de campagne tandis que Christian Pierret équilibrait sa condamnation des "débordements choquants" par un salut à "l'inquiétude légitime" des salariés de la Cogema.
 Dans cette affaire, "Dany" n'est évidemment pas aussi innocent que l'agneau qui vient de naître. Eternel "trublion", il n'était pas, contrairement à ce qu'il prétend, venu dans la Haut-Cotentin pour dialoguer avec les partisans du traitement des déchets nucléaires. Il cherchait surtout à prendre la pose télévisuelle de celui qui a le culot de s'introduire en terrain ennemi. Son compère Noël Mamère, spécialiste reconnu des petites phrases assassines, a également endossé l'habit d'arroseur arrosé. Tout le monde ne s'exprime pas avec des piques verbales...
 Ces victimes de l'intolérance ont réagi... avec intolérance. Cohn-Bendit a mis en cause la "société française" en brocardant "la France de Pétain". Mamère a stigmatisé "l'ordre républicain des sauvageons" qui régnerait sous la houlette de Jean-Pierre Chevènement. Le ministre de l'Intérieur n'est certes pas à l'abri de débordements verbaux. Il est un peu rapide de qualifier l'ancien soixantuitard de "représentant des élites mondialisées" et Chevènement ne veut toujours pas comprendre la connotation méprisante du terme de "sauvageon".
 La joute politique n'est certes pas une causerie de salon. La polémique y est de bonne guerre. A condition de ne point sombrer dans la facilité qui consiste à disqualifier l'adversaire plutôt que de répliquer à son propos.
 Or, le dossier nucléaire est symptomatique de la faiblesse de la culture démocratique française. Les passions les plus irrationnelles et les intérêts les plus triviaux font obstacle à une vraie discussion de ses enjeux. Au lieu d'échanger des arguments, on se jette à la figure des slogans. Les réactions des écologistes pêchent fréquemment par dogmatisme. L'abandon du nucléaire par le nouveau gouvernement allemand pose d'épineux problèmes... y compris d'un point de vue écologique ! Les Français ne peuvent copier bêtement les choix d'Outre-Rhin. Inversement, une arrogante "nucléocratie" a longtemps régné, dans un inquiétant secret, sur la politique énergétique du pays. Dominique Strauss-Kahn et Christian Pierret sont immédiatement montés au filet pour vanter notre "magnifique filière énergétique". Faudra-t-il remonter à l'édit de Nantes de 1598 pour trouver un éclatante démonstration des vertus de la tolérance en politique ?
LA PARITE HOMMES-FEMMES, UNE AFFAIRE DE MOEURS
 (27 janvier)
On peut avoir raison avec mauvaise foi. Le Sénat s'oppose au projet de loi constitutionnel sur l'égale représentation politique des hommes et des femmes. Les arguments philosophiques de la Haute Assemblée sont fondés. Mais ils servent de cache-sexe à son conservatisme foncier. Justement qualifié d'"anomalie de la vie politique française" par Lionel Jospin en 1998, le Sénat confirme son rôle d'obstacle à la modernisation. Défenseur des féodalités locales, il était contre la limitation du cumul des mandats. C'est aujourd'hui par misogynie qu'il rejette la parité hommes-femmes.
 Celle-ci ressemble pourtant à une fausse bonne idée. Faut-il, pour remédier à l'excessive masculinité de notre vie publique, recourir à la politique des quotas sexuels ? Imposer, par la loi, l'élection d'autant de femmes que d'hommes reviendrait d'abord à accorder à la différence entre les sexes un caractère exceptionnel. Pourquoi les femmes auraient-elles droit à une représentation politique proportionnelle à leur poids dans la société et non pas les jeunes ou les salariés ?
 L'idée de parité repose sur l'illusion que l'élu doit être à l'image de l'électeur. Or, contrairement aux apparences, le suffrage universel organise une démocratie élitiste. Le peuple choisit un candidat pour ses qualités supposées et non parcequ'il lui ressemble en tous points. La dignité d'un élu est de parler au nom de tous, pas de se faire le porte-voix d'une catégorie particulière.
 Le but d'une parfaite parité hommes-femmes est enfin irréaliste aujourd'hui. La domination masculine sur la politique est écrasante: 94% des sénateurs, 89% des députés. Le volontarisme a des limites. Il serait possible d'instaurer des quotas limitant à 75%, dans un premier temps, la présentation de candidats du même sexe. Mais ce système ne serait efficace qu'avec la représentation proportionnelle.
 Toutes ces objections ont conduit le gouvernement à présenter au Parlement un texte bâtard. Le mot de "parité", employé par Lionel Jospin en juin 1997, n'y figure pas. On se contente d'affirmer "l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux". L'état actuel de la législation respecte parfaitement ce principe... Cette drôle de révision constitutionnelle est le fruit d'un compromis boiteux entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, ratifié à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 16 décembre 1998.
 La proposition sénatoriale d'inciter les partis politiques à féminiser la vie politique, y compris par des incitations financières, n'est pas moins sérieuse. Après tout, ce sont eux qui choisissent les candidats. Le PS a montré que le pari sur les candidates pouvait être gagnant en présentant 26% de femmes aux législatives de 1997. Pour son bonheur, près d'un tiers des membres du gouvernement Jospin ne sont pas des hommes.
 Civiliser notre vie politique serait, au demeurant, la plus sûre manière de la féminiser. Les combats de coqs attirent peu les femmes. Ce n'est pas un hasard si elles sont plus engagées dans les pays d'Europe du Nord où la politique se pratique avec moins de violence. Mais il est encore plus difficile de changer les moeurs que de modifier une loi constitutionnelle.
L'EXTREME-DROITE, COMBIEN DE DIVISIONS ?
(29 janvier)
 La France compte-t-elle 10 à 15% de fascistes, de "salauds", selon l'injure adressée par Bernard Tapie aux électeurs du Front national ? Il est absurde de mettre dans le même sac d'une condamnation sans appel tous ceux - et ils sont nombreux - qui, un jour ou l'autre, ont cédé à la tentation de glisser un bulletin FN dans l'urne. Leurs motivations ont pu varier énormément. A côté de fanatiques, de violents et de racistes avérés, le lepénisme a aussi attiré pas mal de paumés de la crise ne partageant pas nécessairement les idées de l'extrême-droite.
 C'est ce cocktail de votes de protestation et d'adhésion qui a permis au Front de se hisser très haut: 14,9% des suffrages exprimés aux législatives de juin 1997. Or l'explosion du FN en deux partis distincts remet tout ceci en cause. Le scrutin européen de juin 1999 sera une épreuve de vérité sur le poids réel de l'extrême-droite. Car il est un peu rapide de proclamer que Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, c'est bonnet brun et brun bonnet. Le fondateur du Front national et le refondateur du "Mouvement national" se situent certes tous deux à l'extrême de la droite. C'est  pourquoi l'un devra nécessairement tuer l'autre. Mais ces deux personnalités ne se distinguent pas seulement par leurs physiques ou leurs traits de caractère. Ils incarnent aussi et surtout deux manière très différentes d'agir en politique, deux projets distincts.
 Bateleur et démagogue hors pair, Le Pen pariera, une fois encore, sur son charisme personnel pour capter le vote protestataire. C'est avant tout sur le ras-le-bol de toute une frange de la population désireuse de pousser un cri de colère qu'il mise. Le vote en faveur du FN historique sera d'abord un vote de rejet. A l'opposé, le nouveau mouvement de Mégret entend s'enraciner dans un vote d'adhésion à des idées et à une stratégie précises. Les idées sont celles d'un racisme "moderne" qui met l'accent sur la défense de l'identité culturelle française. La stratégie exploite les contradictions de la droite pour s'assurer, à terme, des alliés permettant la conquête du pouvoir. Le vote pour le "Mouvement national" aura une plus grande profondeur politique.
 L'affrontement entre les listes Le Pen et Mégret sera sanglant. L'objectif premier de l'ancien numéro deux du FN sera de déboulonner la statue de tribun exceptionnel que s'est bâtie l'ancien député poujadiste. Les attaques venant de son propre camp blesseront Le Pen. Son image peut en être à ce point abîmée que l'électorat allergique à la cuisine politicienne se détournera de lui. Déboussolés, nombre d'anciens lepénistes s'abstiendront ou voteront pour des listes marginales.
 Mégret aura sans doute plus de facilité à faire chuter Le Pen qu'à se hisser au-delà de la barre des 5% des voix. L'épreuve européenne vient trop tôt pour lui. Il sait que le réflexe légitimiste l'empêchera vraisemblablement de devancer son rival. Tout dépendra enfin de l'audience que peut rencontrer un discours d'extrême-droite solidement bâti. Combien d'anciens électeurs du FN veulent-ils que ces thèses soient réellement appliquées ? 

 
Eric DUPIN

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