- "Je n'ai jamais rencontré personne qui ayant découvert la misère soit demeuré indifférent" (p. 223), répétait souvent le Père Joseph. Et en effet n'est-ce pas l'expérience commune : même si nous feignons de ne pas voir, même si parfois nous refusons de regarder et de comprendre le pauvre au croisement de nos routes, nous sommes atteints par la présence lancinante du malheur. Et la première étape ne serait-elle pas de reconnaître que le plus pauvre nous bouleverse parce qu'il vient nous blesser au coeur, et que si nous le rejetons et l'humilions c'est précisément parce qu'il nous bouleverse ? Sa présence même nous compromet parce qu'elle atteint en nous le point le plus faible, là où notre vulnérabilité peut répondre à l'appel du plus pauvre.

- Alors nous pouvons laisser s'inscrire en nous l'exigence essentielle : "Faire de l'homme le plus démuni le centre" (p. 19). Nous sommes là au coeur d'une expérience qui détruit toutes les sécurités intellectuelles et spirituelles et appelle donc à construire sur des sécurités d'une autre nature.

En effet reconnaître comme centre le plus pauvre, c'est centrer notre existence sur quelqu'un dont jamais nous ne pourrons affirmer : "Il est ici !" "Nous l'avons trouvé !" Bien plutôt, nous ne pouvons qu'être sans cesse à la recherche du plus pauvre, puisqu'il est précisément celui que nous ne connaissons pas encore. Le plus pauvre, c'est l'absent, celui que nous cachent tous ceux que nous connaissons. Il nous appelle à nous réinventer sans cesse en fonction d'un pauvre que nous ignorons encore, afin que nous nous mettions en état de répondre à la question : "Sommes-nous vraiment allés jusqu'au bout, jusqu'au plus exclu" (pp. 123-124), "sans jamais nous arrêter à une population connue qui pourrait en cacher une autre, plus démunie encore" ( 1 ) ?

- Mettre le plus faible au centre, lui donner la priorité, n'est pas un slogan plus ou moins évanescent... C'est un chemin à suivre. C'est reconnaître que c'est celui dont personne ne veut et auquel personne n'est prêt à confier quoi que ce soit, qui peu à peu doit devenir "notre source de pensée" (p. 211), la référence essentielle de nos projets, de nos choix, de nos manières de vivre et d'être... Consentir à ce "renversement des priorités", c'est vouloir "refaçonner le monde par le bas" ( 2 ).

- Cette expérience, parce qu'elle est radicale, exige une forme de "laisser être", de passivité, pour être perméable à l'expérience de vie des très pauvres. Elle exige du temps et de la patience. Mais, on s'en doute, elle ne peut qu'être sans cesse bousculée par l'urgence. Alors le risque vient vite de nous laisser aller aux "stéréotypes, aux slogans que nous prenons pour des solutions à apporter" ( 3 ). Et finalement le danger, barrière entre les très pauvres et nous-mêmes, de nous "laisser emporter par nos propres idées et de finir par penser à la place des plus pauvres" (p. 104).

- En soulignant cette priorité, ne nous égarons pas dans quelqu'abstraction. Faisant allusion à la présence d'une équipe du Mouvement ATD Quart Monde dans un quartier très pauvre, le Père Joseph expliquait : "La famille la plus abattue, la plus démembrée, la plus méprisée de la rue ou de la cité, sera la pierre d'angle de la présence d'une équipe et de tous ses efforts" (p. 178). C'est donc bien l'espérance des plus faibles qui sera prise "comme repère de toute action" (p. 209), leur pensée comme "expertise essentielle" (p. 217).

Il s’agit là d’un réalisme radical, parce qu’il touche, à la racine même, l’aveuglement d’hier et d’aujourd’hui : l’oubli, ou le refus, que tout être humain, sans exception, est porteur d’une parole créatrice qu’il ne peut que souhaiter partager. Un tel réalisme vient bouleverser le réalisme de l’habitude et de la répétition qui déshabituent de l’essentiel.

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