Dans la cour d'une école, à Angers, à la fin des années 1920, l'un des plus grands écoliers s'attaque à un plus faible que lui : coups de poings, coups de pieds... C'est alors qu'un autre garçon se jette sur l'agresseur, lui griffe le visage, le frappe, jusqu'à ce que le maître vienne mettre bon ordre à cette bagarre d'enfants.

Des années plus tard, le Père Joseph Wresinski s'interroge sur le comportement ce jour-là de l'enfant qu'il était : "Pourquoi avoir fait
cela ? Ce gamin malingre n'était rien pour moi, qu'avais-je à le défen-
dre ? C'est pourtant lui qui est demeuré dans ma mémoire et non pas la punition que j'encourus. (...) Ce qui demeure dans ma mémoire comme un tournant, c'est ce gosse qui se faisait battre par un Siché tellement plus fort que lui. Ce fut, il me semble, le point de départ d'un combat où sans doute je serai perdant, mais que, têtu, je continuerai tout au long de ma vie" (p. 14).

Vingt-cinq ans plus tard, devenu prêtre, il est envoyé par son évêque, dans un camp de sans logis à Noisy-le-Grand : "En ce 14 juillet 1956, j'étais entré dans le malheur. C'est ce jour-là que je me promis de révéler ces familles à la société" ( 1 ).

"Dès cet instant, ma propre vie a pris un tournant" (p. 69). Et depuis, dit-il en 1986, "d'année en année, les enfants et leurs familles m'ont pressé pour que leurs voix, leurs vies et leurs larmes, leurs silences, leurs peines et leurs espoirs pénètrent le monde, envers et contre tout. Les enfants savent que leurs confidences peuvent changer les coeurs, les hommes, le monde. Ainsi, au fil des ans, m'ont-ils obligé, du fond de leurs lieux de misère, à faire entendre leur voix et leur appel à tous les hommes qui ont su lier la justice et l'amour" ( 2 ).

Ces deux événements (Siché et Noisy-le-Grand) sont compris par lui, après coup, comme des "tournants", des points de départ qui traçaient, comme par avance, le dessein d'une vie et le chemin d'une fidélité.

Le premier ouvrait toute une existence à la recherche insatiable du plus pauvre, du plus démuni, pour le défendre et le conduire sur le chemin du respect et de la reconnaissance par les autres. Le second "tournant" l'entraînera dans la création d'un Mouvement rassemblant tous ceux qui refusent la misère. Entre les deux, tout un parcours : apprenti-pâtissier, jociste, séminariste, prêtre, qui donnera au jeune Joseph le temps de se laisser construire intérieurement, à travers une formation professionnelle et intellectuelle, à travers des rencontres surtout.

Un itinéraire qui s'appuie sur son expérience personnelle de la misère. Réellement fondatrice, elle est le crible à travers lequel, toute sa vie durant, il va contempler le monde, comprendre l'évolution des sociétés, écouter et apprendre de ses contemporains, entendre la parole du Christ dans les Evangiles.

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2. Cité par A. de Vos van Steenwijk, dans sa préface aux Cahiers Quart Monde , 1990-1991, Paris, éd. Quart Monde, 1990, p. 11. Retour au texte.