![]() |
Tirage
de tête est un manuscrit qui a été
volé à son auteur. Et nous sommes tout à fait d'accord
avec lui pour reconnaître que ce n'est pas correct. Mais il semblait
primordial, à beaucoup de ceux qui ont connus Michel Touchalon,
de faire vivre ce portrait autrement que dans un tirroir, ou au creux
d'une disquette. C'est chose faite. |
Au
SOMMAIRE de Chapitre
1er
1er
extrait:
La naissance Chapitre
2 4e
extrait: au Flore Chapitre
3 6e
extrait: Fils de pub
9e
extrait: Chapitre
5 10e
extrait:
|
9e
extrait : Touchalon Oblomot,
Touchalon a enfin trouvé un coup, ou du moins le croit-il. On lui a monté le coup : même milieu social, vieille droite à galons, même style de vie, beaucoup d'amis communs, un nom célèbre qui ferait ouvrir l'il au plus endormi des cantonniers de Pézenas... Autant dire qu'on s'achemine vers un succès piscenois, donc national! Seul embarras : l'auteur est mort. Mais ce sera aussi bien, il était tellement imprévisible qu'il aurait pu foutre en l'air toute la publicité prévue en doublant par distraction sa dose quotidienne de cocaïne. Il avait fini par publier, l'année précédant sa disparition, un pamphlet lamentable, dont on avait parlé plus de dix ans, le manuscrit courant les rédactions, sur les déchirements de la vieille droite au pouvoir. Le public, naturellement versatile, s'amusait des métamorphoses de ces serviteurs de Vichy qui avaient parcouru tout le spectre idéologique en y inventant nombre de couleurs intermédiaires - un moment, on parla beaucoup du rouge-brun. Bref, la futilité populaire enleva ce petit ouvrage insignifiant à plus de deux cent mille exemplaires! Un autre parut six mois plus tard, considérablement travaillé par l'entourage du "grand écrivain" qui faisait alors beaucoup de bruit à la télévision. Ses amis avaient toujours été au pouvoir et il venait de changer, à sa satisfaction... Il avait atteint son zénith, dangereuse illusion, se croyait au seuil de l'Académie française, et même en pleine forme, quand lui prit l'idée de cette funeste promenade à cheval dont il ne revint pas. La bête était douce, l'attendit un moment avant de rentrer aux écuries du château mais il s'était brisé, en vidant les arçons, le col sur une mauvaise souche. Sa mort fut accueillie avec un vif soulagement par ses amis politiques, et par ses derniers éditeurs comme un moindre mal, avec scepticisme par l'opinion, qui y flairait une manuvre publicitaire préparant la sortie d'une nouvelle diatribe inutile. Le personnage avait proclamé son génie trente-cinq ans plus tôt, pour aller vite, avant d'écumer plusieurs genres littéraires et journalistiques, notamment le reportage bidon, assenant à chaque fois qu'il venait de donner au siècle un chef-d'uvre. Il avait fait de sa vie de réel gigolo ce roman approximatif, pauvre tissu de mensonges, de phantasmes, de mondanités et de jobardises qui ne pouvaient attendre. Il crachait avec nostalgie sur la tombe de ceux qui l'avaient déçu et, ayant toujours tenu sa moindre page pour une vue merveilleuse qu'il était urgent d'imprimer, disparaissant quatre mois après le dernier livre qu'on lui avait mis en forme, il ne pouvait rien laisser de sérieux derrière lui pour cette raison comme pour l'autre qu'il n'avait jamais rien fourni que des vésanies sorties de son nombril accidenté. La moindre réflexion aurait établi cette évidence, le plus petit contrôle de la bibliographie de l'auteur défunt aurait avéré qu'il ne laissait rien d'inédit, sauf quelques derniers ragots mondains dont le Figaro avait d'autre part largement rendu compte, puisqu'il était allé jusqu'à démarquer deux de ses textes anciens - ce que personne n'avait voulu relever - pour produire un nouveau monument littéraire immédiatement démoli par la critique, qui y retrouvait un soupçon d'innocence... Mais Touchalon faisait de l'édition comme l'autre de la littérature, à table ou au téléphone, avec des commensaux de son esprit ou des oreilles complaisantes. Il ne payait plus personne, le procédé lui semblait vulgaire, choquant, mais n'aurait pas accepté un conseil qu'on lui aurait délivré pour rien et qui, en cette occurrence, lui aurait évité de jeter beaucoup d'argent par la fenêtre. Il s'enthousiasma de fables et de promesses, entrant dans le mécanisme d'une escroquerie dont il fut le principal artisan et la sotte victime. On lui conseilla de prendre rendez-vous avec le dernier secrétaire de l'illustre disparu. Aussitôt dit, aussitôt fait! Il rencontra un bon petit jeune homme au laconisme rassurant. "J'ai tout...
j'ai tout...", marmonnait-il, le regard perdu. Touchalon éprouva pour ce garçon une sympathie instinctive. Ils avaient beaucoup plus de traits de caractère en commun qu'il n'y paraissait; il y attrapa l'occasion de commettre une bonne action - car son interlocuteur était pauvre -, désintéressée - la vraie charité catholique... -, mais miraculeusement rémunératrice - car Dieu veille à tout... Promptement, il proposa au jeune homme de l'embaucher! Le plafond lui serait tombé sur la tête sans altérer davantage son impavidité. "Pourquoi pas? " se risqua à commenter l'intéressé qui retint l'intempestive question suivante : Pour quoi faire? Lui qui n'avait jamais rien fait réussissait parfaitement dans ce domaine, à sa manière. Antoine Oblomot prit donc sans plus de retard ses fonctions, sut choisir l'angle mort le plus éloigné de l'agitation perpétuelle de son nouvel employeur, la modeste cuisine du quatre-pièces, équipée d'un bureau, d'une chaise, d'un fauteuil cassé pour le visiteur intempestif. Il se garda de la moindre remarque sur l'état de ce siège dans lequel il ne poserait jamais son cul, ne requit pas un jeu d'étagères, des usuels, ni d'être débarrassé de quelques vieux cartons qui encombraient le dessus d'un mystérieux classeur, il ne demanda rien. Sur son bureau, un simple téléphone, outil indispensable et suffisant, ni ordinateur ni livres ni dossiers, souvent le Figaro, toujours un cendrier... De taille moyenne, frêle, de carrure médiocre, une petite trentaine, Oblomot présentait un aspect fripé qui tenait moins à sa mise négligée qu'à toute sa personne. On le sentait fatigué avant ses vêtements, excédé par la frénésie du mouvement plus que ses mocassins éculés. Le cheveu court, brun et gras, peigné avec les doigts, le teint pâle aux nuances cachectiques, des yeux gris infiniment las, protégés par des verres minces, le poil rare, le plus souvent rasé de l'avant-veille, Antoine Oblomot n'aurait pas offert l'apparence de ces grands responsables éditoriaux qui se distinguent immédiatement par une extravagance marquée - de l'insolence ouverte à la béatitude sournoise. Attaché à cette dernière manière, puisqu'il n'avait été recruté qu'à prétexte, Oblomot ne se différenciait clairement de l'employé de bureau ordinaire que par un sourire imperceptible et permanent qui, sans animer son visage, répandait sur ses traits pâteux la sérénité de qui ne craint pas la sanction. Simple monnaie d'échange dans un marché truqué, il sauva sans difficulté son emploi de façade après qu'il eut connu sa conclusion désastreuse car il avait réussi à imposer le mystère de son inaction assise sur les incertitudes d'un carnet mondain largement surestimé. Le paresseux, le désabusé fera toujours semblant de s'occuper un peu, tournera les pages d'un manuscrit sans rien en lire, parcourra un projet de quatrième de couverture pour y suggérer une infime modification, répondra quand on lui parle... Un entretien avec Oblomot supposait une énergie dédoublée, l'interlocuteur prévoyant devant apporter avec ses questions un bel éventail de réponses plausibles pour tenter de briser cette parade absolue : l'oblomutisme. Le lexème central de ce singulier système de communication "bah!..." ne s'oit que dans les occurrences les moins communes, pour marquer l'importance de la réception. Le plus souvent, il s'en tient à "bh...". La suppression habile de la voyelle allège considérablement ses reparties, relativise leur importance. Oblomot est un consonant. * Ce matin-là,
comme tout arrive, l'éditeur, de belle humeur, se trouve près
de la porte quand on sonne. Il ouvre, tout simplement. Une espèce
de colosse en débardeur annonce avec un aplomb rustre : "Touchalon?!
La palette est dans la cour! Me faudrait un coup de tampon!" Le pédégé
désigne d'un geste mou la porte de sa secrétaire avant d'aller
quérir des bras pour la monter par paquets. Le colosse aurait pu
la hisser d'un seul coup à l'étage, toute ceinturée,
mais de nos jours les athlètes en prennent à leur aise avec
le travail manuel! En réalité, Michel Touchalon est parfaitement responsable de la sortie de ce livre, comme rien ne se fait sans lui dans sa maison - ni même avec... Il y a donné son accord avant de s'en désintéresser complètement. Le texte a survécu au changement de ses collaborateurs et à l'été, avant de reparaître à l'imprimerie mystérieusement corrigé. Le chef d'atelier a appelé, tombant sur la secrétaire Mérou, qui est au courant de tout, mémoire vivante de son patron, de ses innombrables engagements morts-nés, emballements, foucades, pirouettes et contradictions. Comme il n'était pas là, qu'il n'y avait rien d'autre pour paraître et qu'elle n'avait pas entendu le moindre contrordre concernant cette sortie, elle serait d'avis de faire rouler les machines; elle avait préféré se garantir, précisant qu'on allait rappeler rapidement. Elle s'était rendue dans le coin cuisine d'Oblomot, qui regardait fumer sa cigarette, pour lui poser quelques questions indirectes qu'il avait fait semblant d'entendre; elle lui demanda alors de joindre l'atelier "pour dire qu'on [pouvait] y aller". " Alors, c'est
bon? s'enquiert le prote, parce que je descends tout ça aux machines! Comment aurait-il pu retenir pareil détail quand la palette arrive rue du Four cinq jours et quelques dizaines d'idées du patron plus tard? * Il apportait à la maison, outre la substance d'un ouvrage qui allait pulvériser les cent mille exemplaires, qu'on décida d'intituler le Chant du cygne, une biographie monumentale du grand homme, qui ne se vendrait pas moins bien. Il avait promis de s'occuper de tout, on ne pouvait rien lui demander de plus. Il arrivait discrètement vers 11 heures, évitant de signaler sa présence, posant sa petite sacoche vide, qui ne le quittait jamais au cas où, et sa méchante veste sur le dossier de sa chaise avant de passer quelques coups de téléphone à des correspondants sans doute aussi laborieux que lui-même. Il s'agissait surtout de prendre rendez-vous pour le déjeuner. Oblomot, que personne n'avait vu entrer, venait, avec son inépuisable affabilité, prévenir la secrétaire : "Bon, eh bien, moi, je sors déjeuner... Il y a un projet avec un type..." Ses repas n'étaient que des déjeuners de travail, avec notes de frais, ce qui arrondissait sensiblement son modeste salaire. Son rythme s'accélérait considérablement dans l'après-midi; il pouvait rester deux heures à son bureau à téléphoner, à moins que des rendez-vous ne le retinssent à l'extérieur... Après cela, il demeurait l'homme d'un coup éditorial fabuleux, la cheville ouvrière sans laquelle rien ne se ferait, qui se trouvait en bons termes avec toutes les branches de la famille du grand disparu, qui ressentaient différemment, comme leur fortune était diverse, la perspective de recevoir des droits conséquents. Oblomot s'occupait de tout. "Antoine est sur la bio", assurait sans rire Touchalon, qui avait signé un contrat pour ce volumineux tapuscrit de 600 pages. L'avoir hissé jusqu'au troisième étage représentait déjà pour Oblomot une jolie performance physique! Ainsi, l'opération prévue serait à double détente : on aurait écoulé quatre-vingt mille exemplaires du Chant du cygne quand sortirait l'impressionnante fresque biographique attrapée, portée, recommandée par Oblomot. Parfait
connaisseur du personnage, de son uvre, de sa vie quotidienne, Oblomot
cautionne ce travail; s'il n'y a rien retouché, c'est qu'il n'y
a rien vu d'inexact, d'imprécis; s'il n'y a rien rajouté,
c'est que la somme est complète, magistrale... Avec son sûr instinct publicitaire, Touchalon a claironné partout la sortie des deux livres, s'est répandu, a vendu la peau du dernier ours, qui sera aussi pour lui le premier. Recueillir les ultimes feux d'un génie pour éclairer son tombeau ou sa statue, n'est-ce pas la mission même de l'éditeur?... Las! sans avoir été spécialement prolifique, l'illustre défunt laisse une succession compliquée, et plus de dettes que de biens. Les ayants droit les plus démunis font monter les enchères d'autant plus facilement que Touchalon s'est imbécilement ficelé lui-même en annonçant à grand bruit la parution d'un bouquin sensationnel! Oblomot les rencontre les uns après les autres, comme il fait presque partie de la famille, additionne les notes de frais, fait semblant de parlementer Le texte est prêt - il a pris au hasard dans une accumulation de versions successives selon la saison et l'ordinateur utilisé -, il a été soigneusement corrigé, il est bon pour paraître mais il y manque la signature d'une ayant droit récalcitrante. L'incident prend alors un rythme oblomotien, c'est-à-dire indéfini. Quand on l'interroge, il répond honnêtement : "Je sais pas... Hou la la!" Les journaux s'en mêlent, Touchalon, qui croyait gagner dans l'affaire la stature d'un grand éditeur inspiré, en pâtit. Parmi les procédés de retardement, on souligne, judicieusement du reste, les incohérences dans l'établissement du texte. Il paye alors un journaliste du Figaro qui a l'oreille de la famille pour le modifier largement. Le travail précédent est gâché et l'ouvrage commence, comme on pouvait s'y attendre, par un avertissement solennel : "Je ne changerai aucune virgule à ce que j'ai ponctué!..." Touchalon a mis trop d'argent dans l'affaire pour laisser tomber. Ce serait dans son caractère mais comment justifier ce fiasco devant Sara? Pour le témoin quelconque, incrédule, si facilement influençable, il lance de l'argent par les fenêtres mais il s'agit d'une illusion vulgaire : il ne jette qu'aux riches, pour exister à leurs yeux, et à des ayants droit défavorisés qui profitent de l'aubaine, tentant de rejoindre la classe des parasites par les seuls moyens qui y mènent. Donner aux riches, c'est garantir sa propre situation à moins de frais qu'il n'y paraît, et tout au contraire effectuer un utile investissement; plus on accorde aux nantis, plus on gagne, moins on laisse aux pauvres, plus on y ajoute, car les riches disposent de l'argent d'une façon positive, tandis que les démunis le dépensent au hasard, l'éparpillent. Il est extrêmement difficile de retrouver l'argent des misérables, sa dispersion engendre des frais de recouvrement déraisonnables - poire d'angoisse du budget de l'Etat que six mois de résistance passive foutraient par terre. L'argent, s'échangeant entre les riches, crée de la valeur. Entre les mains des pauvres, il se consume inutilement. L'intuition a précédé la pratique et la pratique forcé la théorie. Quand un riche se récuse, il ne s'agit que de compenser, tandis que les gueux font toujours défaut. Touchalon réamorce d'instinct la fausse énigme économique dite de la bague et du jeune homme, en la dépaysant à Saint-Germain-des-Prés. La somme coquette
qu'il consent à une ayant droit tourmentée sera abandonnée
dans le cabinet d'un psychiatre, qui la laissera dans le corsage d'un
transsexuel qui en profitera pour régler un chirurgien libéral,
amoureux de meubles authentiques, et même de l'antiquaire, qui utilisera
cette belle rentrée de fonds pour acheter des parures à
une encore jeune femme qu'il rêve bizarrement d'épouser.
Le joaillier pourra donc acquérir une voiture neuve et l'heureux
concessionnaire penser à la meilleure manière d'user de
ce paiement
Selon la théorie économiste, ce serait
en l'investissant dans le capital des éditions Touchalon, ce qui
relancerait pour un tour le mouvement de la valeur. Personne n'a pu mettre en garde l'éditeur déconfit contre sa mauvaise estimation : son auteur défunt ne retenait l'attention que par son intarissable jactance, ses scandales ratés, son bordel mondain; il faisait partie de ces gens promis à disparaître du jour au lendemain, qu'on ne relira jamais plus, qui n'auront influé sur rien - ce grand agité ne laissant derrière lui qu'un calme et unique épigone en la personne diaphane d'Antoine Oblomot. L'échec en librairie du Chant du cygne ne fragilise pas la position d'Oblomot. Depuis près d'un an, on a accoutumé à sa manière, à son inactivité fascinante, car il ne feint pas de s'occuper, soupçonnant que l'action rencontre toujours son résultat, il ne cherche pas à donner le change, il ne fait réellement rien, sans un geste de trop, offrant ainsi un utile contrepoids esthétique à l'agitation chronique de son patron. L'exhaustive biographie dont il aurait dû assurer la publication, dont il n'a pas lu une seule ligne, il la voit partir avec soulagement dans les mains d'un autre; elle ne comporte aucune intervention de sa part, aucune correction d'erreurs évidentes, aucune addition opportune. Si on lui avait ordonné de la faire imprimer, il l'aurait sortie telle quelle sans la moindre hésitation! Il réussira quelques mois plus tard cette superbe acrobatie informatique avec un autre ouvrage, de longueur voisine... La vie du grand homme qui sut s'attacher un tel secrétaire est dévidée en une pseudo-chrestomathie ahurissante par un hurluberlu qui se contente de reprendre et de paraphraser ses dires changeants, sans jamais y relever la moindre contradiction! Ainsi de ce reportage hilarant chez les derniers anthropophages, façon Tintin, que publie en feuilleton un grand hebdomadaire chic-choc, abondamment illustré et qui, vu son originalité, sera repris en volume... Seules les notes de frais dans les pseudo-palaces internationaux voisins, à quelques centaines de kilomètres près, du sanctuaire de ces terrifiants cannibales sont vraies, pour la simple raison que si ce héros du "nouveau journalisme" avait mis un pied sur le territoire de ces gens-là, il ne l'aurait jamais revu! C'est avec les photos d'un touriste solitaire qui prend quelques jours de vacances pittoresques en des contrées lointaines, et un récit qui ne déroule qu'une impudente affabulation que le reporter impromptu présente les murs des anthropophages et leurs projets d'expansion culinaire à travers le continent asiatique, "tout ce qui sera mangeable du méridion au septentrion!"... Le biographe improvisé, qui n'y a vu que du feu, s'exclame : Quel courage! Chaque chapitre contient plusieurs pleines pages de citations d'un ouvrage du "grand écrivain", sa paraphrase fastidieuse et sa conclusion méritée : Quel talent! Quand le technicien, la mine sombre, apprend à l'éditeur l'étendue de ce nouveau désastre, les épreuves à la main, il rencontre, avec un léger étonnement, un double psychologique d'Oblomot! L'autre ne dit plus rien. Faut-il poursuivre? faut-il arrêter les frais? Qu'on le devine! Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire sous la responsabilité engagée d'Antoine Oblomot? Insondable mystère! Va-t-il en supporter de désagréables conséquences? Pas du tout! Echaudé par le couac marchand du Chant du cygne, Touchalon préfère abandonner cet auteur invendable. Il fait aussi semblant d'oublier les factures de l'équipe extérieure qui a travaillé à petit devis sur ce dépotoir hagiographique. La position d'Oblomot sort considérablement renforcée de ces deux pannes! Comme l'échec n'est jamais sûr, il est l'homme de la situation! Le tandem Touchalon-Oblomot continue! Oblomot est nommé, officiellement, responsable des prochaines déconvenues prévisibles. Modeste, il ne songe pas à abuser de la situation pour exiger une substantielle augmentation! * Touchalon, décidant
de tout, a besoin d'un collaborateur qui ne se mêle de rien, dont
la seule fonction tient à se faire engueuler au gré des
humeurs, des aigreurs du patron, prié de courir, attitude éditoriale
inimaginable, à droite et encore à droite pour vanter la
dernière idée saugrenue qui aura bousculé sa cervelle
: même le service littéraire du Figaro est débordé! * Michel Touchalon a parfaitement oublié pourquoi et comment il a publié un livre de cet auteur. Quand il la rencontre à nouveau, impossible de se souvenir du titre ni du sujet! Il s'agissait d'une anthropographie des maçons creusois d'avant guerre auxquels leurs pérégrinations saisonnières ouvraient l'esprit... Gens de pierre faisait partie de ces ventes qu'on ne retient pas. Mais ces errants de l'autre siècle rentraient passer l'hiver chez eux, se reposaient, caressaient leur femme, agrandissant ainsi leur famille et, surtout, faisaient de la poésie au coin du feu, dans leur langue rugueuse. Le printemps venu, au jour qu'ils appelaient "le grand matin", ils reprenaient le chemin des villes pour aller y édifier les immeubles des bourgeois. En route, et le soir dans leurs cabanes de chantier, ils se récitaient leurs trouvailles de l'hiver. Touchalon, entouré du lasso de ses volutes, écoute d'une oreille distraite l'auteur lui parler de son nouvel ouvrage : la culture populaire, ce n'est pas exactement sa tasse de thé... mais ce travail bénéficie d'une subvention que percevra l'éditeur aussitôt le contrat signé! Il sort son stylo sans se presser... Comme tout ça ne l'intéresse pas du tout, il en confie sardoniquement la fabrication à Oblomot! Un vrai livre, complexe, émaillé de mots bizarres, vernaculaires, avec des notes, une bibliographie, un index, que de tracas! Il sait qu'Oblomot sera incapable d'exécuter ce qu'il lui demande, mais ça ne le gêne pas. Au vrai, ça n'embarrasse ni l'un ni l'autre : tel patron, tel subordonné. " Et quant à
la correction des épreuves?... s'enquiert l'auteur. Le seul vrai problème, l'épaisseur du dos de la couverture, a été heureusement résolu, l'éditeur a approuvé le "visuel" et Oblomot a porté en quatrième les premières lignes du texte, astuce difficilement surpassable. On n'a pas envoyé les épreuves à l'auteur pour gagner du temps. Pour trois mille exemplaires, à quoi bon?... Et le tirage est livré. Touchalon rayonne, Oblomot sourit plus franchement qu'à l'accoutumée, une petite stagiaire sort les étiquettes autocollantes du fichier "Journalistes socio" et met sous enveloppe cette nouvelle production atypique des éditions Touchalon!... Oblomot a forcé son talent, même le titre lui a échappé! Les Poètes du grand matin sont devenus les Potes du grand chagrin... Au fond, n'est-ce pas meilleur? C'est la vieille mère de l'auteur qui s'étonne la première des rafales de cacographies qui ravagent les pages. Le titre, qui se voulait initialement joyeux, l'avait déconcertée, mais la multiplication des fautes que la mésentente des logiciels aura provoquées la sidère! Devant l'auteur atterrée, le côté oblomotien du personnage de Touchalon se révèle encore tranquillement : il s'agirait d'une simple erreur de fabrication... Le lecteur, qu'il convient de dynamiser, rectifiera de lui-même... Il retient mal cette idée d'offrir un Bic rouge pour chaque exemplaire... Retirer de la vente les ouvrages distribués n'est guère praticable... Pour le peu qui reste en stock, il promet une mise au pilon avant d'offrir élégamment un autre tirage à mille exemplaires avec les corrections de la vieille maman. Ce n'est pas pour ce que ça coûte... "Tu me dois 20 000 F", plaisante-t-il Oblomot qui le récompense d'un sourire argentin, légèrement narquois. Il a perdu beaucoup plus, sauf la main, qu'il n'a jamais eue, mais il s'en fout. Les gens qui comptent, les journalistes, ne lui chercheront pas querelle pour si peu... Si dissemblables dans leur allure, leur rythme, leur physique, leurs moyens, Touchalon et Oblomot poursuivent néanmoins un projet commun, l'un silencieux, énigmatique, laissant fumer sa cigarette dans son coin cuisine, l'autre soufflant, pestant, bouillonnant, tournant en rond, concentré, autour de son beau bureau. Tous deux cherchent, par des voies novatrices, à réussir le coup encore impensé qui les fera entrer ensemble dans l'histoire de l'édition. Ils sentent, leur collaboration désormais rodée, ce succès à leur portée, ce qui accélère leur réflexion parallèle! Comme les imprimeurs ne s'étonnent plus de rien qui viendrait de l'un ou de l'autre, toutes les conditions d'un comble se trouvent réunies. Surgiront-elles de l'extérieur? Un plaisantin réussira-t-il à faire réimprimer Quo vadis? sous le nom de Claire Chazal? Gisent-elles déjà engrangées dans les vieux ordinateurs de la firme? On avait commencé,
avant l'arrivée d'Oblomot dans la maison, par imprimer un ouvrage
sur deux colonnes avec une blanche aléatoire. Pourquoi pas un nouveau
titre en deux volumes, pages paires dans l'un, impaires dans l'autre? Leurs idées
s'emmêlent, leurs projets se chevauchent, la fusion est telle qu'on
n'a plus affaire qu'à un cerveau gémellaire avec cette seule
obsession à résoudre : comment allons-nous couler la maison?
Oblomot a tenté ce coup de poker amusant, sans le faire exprès : d'un simple appel téléphonique, il a commandé le tirage à 900 000 exemplaires du dernier brûlot d'O. Pinel, l'essayiste maison! Ce fut un coup de couteau dans l'eau car l'imprimeur, qui n'avait pas tout le papier, calcula ce que ça allait lui coûter (il payait le papier, lui...) avant de demander confirmation à Touchalon soi-même. "Neuf mille,
pas 900 000! Vous êtes sourds ou quoi?" précise-t-il
devant un Oblomot impénétrable. Il raccroche sèchement. Dans le monde de l'édition, où la charité n'a guère sa place, quelques confrères et des amateurs fortunés se sont mis à collectionner les ouvrages réalisés "sous la direction d'Antoine Oblomot", avant d'acheter tous ceux qui paraissent, pour y subodorer sa présence diffuse. On retient mal cette blague de lui proposer ailleurs un poste encore plus important, avec une indemnité sénatoriale, car il l'accepterait sans broncher! On ne voit pas comment une telle collaboration pourrait prendre fin tant les deux hommes se complètent. Ils paraissent s'être inventés réciproquement! Rare dans la sphère de l'amour ou de l'amitié, cette complétude au travail était jusque-là sans exemple : Bouvard et Pécuchet se corrigeaient incessamment; Touchalon et Oblomot font le contraire du matin au soir! Hélas, ce spectacle étonnant n'est pas ouvert au public, qui doit se contenter des livres du tandem; de rares témoins n'en attrapent qu'une bribe par-ci par-là, autant dire que la formule de ce puissant moteur éditoria l restera secrète. On les fusionnera comme de Dion et Bouton. * Ce ne fut pas le travail qui conduisit Touchalon à se séparer d'Oblomot, ce fut la guerre! Non qu'il l'envoya au front ou que l'autre chaussa les brodequins de son camp pour aller se battre, mais parce que ce camp-là, pour Touchalon, n'était pas le bon. On approchait encore des grandes vacances, ce qui fournit opportunément l'occasion du traditionnel dégraissage estival. Un autre jeune homme de même opinion avait été embauché pour seconder Oblomot dans son travail invisible. Dynamique, engagé, il fit servir aux éditions l'Action française, qu'on trouvait désormais sous le paillasson... Ce qui gênait Touchalon et provoqua cette irréparable rupture, ce fut qu'Oblomot et son adjoint se répandaient sur les ondes de radios amies en faveur de l'Etat serbe et contre toute ingérence au Kosovo tandis que ses affinités politiques lui faisaient approuver cette singulière intervention. Le fracas des bombes atomiques le gênait moins que les inattendues vociférations d'Oblomot à la "radio du pays réel"!... Touchalon s'ouvrit
de son embarras à l'un de ses visiteurs en lui annonçant
cette purge. Ainsi le sinistre bilan des "dommages collatéraux" s'alourdit-il de deux victimes non recensées, rue du Four, à Paris... |
Nous
sommes désolés de l'aspect affreux de cette page,
trop inspirée du gris Touchalonien... |