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Tirage
de tête est un manuscrit qui a été
volé à son auteur. Et nous sommes tout à fait d'accord
avec lui pour reconnaître que ce n'est pas correct. Mais il semblait
primordial, à beaucoup de ceux qui ont connus Michel Touchalon,
de faire vivre ce portrait autrement que dans un tirroir, ou au creux
d'une disquette. C'est chose faite. |
Au
SOMMAIRE de Chapitre
1er
1er
extrait:
La naissance Chapitre
2 4e
extrait: au Flore Chapitre
3 6e
extrait: Fils de pub
9e
extrait: Chapitre
5 10e
extrait:
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10e extrait : les Thénardiers de l'édition
Un nègre scrupuleux, après avoir utilisé le maigre matériel qu'on lui a fourni, voudrait mettre un peu de chair sur le fantôme de son auteur, sa caissière de grande surface trois fois attaquée, au bâton, au couteau, puis au pistolet Durant ses dernières vacances, elle a enfin rencontré l'homme de sa vie et elle est rentrée à Narbonne, sa ville natale. Le nègre fait part de son projet à Touchalon qui l'approuve avec chaleur. L'intéressée a été contactée et n'attend plus que la confirmation d'un rendez-vous. L'éditeur n'a pas de mots assez aimables pour encourager l'initiative, fort rare, de son employé à l'écriture - parfaitement superflue, à la réflexion, puisqu'on trouve des caissières de supermarché partout. Aller jusqu'à Narbonne pour en rencontrer une seule n'a guère de sens. Touchalon, qui pense à autre chose, n'élève pas cette objection évidente. Le nègre quitte donc son bureau conforté pour s'ouvrir à l'employée qu'il trouve là de son embarras. Il est fauché, n'a pas de quoi avancer le billet de train, l'hôtel une ou deux nuits ni payer un dîner à la caissière lointaine. En l'absence de comptable, la question d'une avance ne peut être réglée que par la secrétaire, qui rédigera un chèque avant d'aller solliciter la signature du patron, qui n'en est pas avare, sauf sur les chèques justement. Il va feindre un profond étonnement, arguer : "Qu'est-ce que c'est que ce chèque? Pourquoi? Jamais de la vie! Je n'ai rien dit de pareil!", ou cent autres exclamations effarouchées. Il est aussi capable d'enfiler sa veste en affirmant : "Je n'ai pas le temps de m'occuper de cette affaire maintenant, on verra quand je reviendrai." Comme elle sait qu'il ne réapparaîtra pas avant plusieurs heures, elle doit composer avec le quémandeur, lui assurer qu'il recevra son chèque dès le lendemain Elle relaye, forcée, le système de cavalerie du patron, esquivant autant que possible, par des attitudes aigres et rechignées, la première phase d'un éventuel paiement. Ce jour-là, elle est en rogne quand l'employée vient lui exposer la grande gêne de ce nègre impécunieux qui sollicite une avance sur frais. Elle a ce trait du cur : "Je commence à en avoir marre de travailler avec des pauvres!" Ne reste plus qu'à trouver un moyen de faire marner les riches!
Par cette exclamation soutenue, et sincère, elle exprime une bonne part de la réalité des éditions Touchalon qu'elle incarne une dizaine d'heures par jour depuis quatre années. Elle en représente la vérité beaucoup mieux que le président qui vague de projets fumeux en déjeuners littéraires qui ne lui fournissent nulle occasion de s'instruire mais le contraignent à zigzaguer entre ses vastes lacunes. Tel jour, la conversation roula sur l'excellent livre de Claude Lucas Suerte, publié dans la collection "Terre humaine" Touchalon approuvait si évasivement que ses interlocuteurs s'aperçurent qu'il en ignorait l'existence, qu'il aurait été incapable d'en citer un seul titre, et se gardèrent d'insister, poliment. Sylvie Mérou, grande vieille fille sèche toujours sur ses gardes, n'est pas que le complément indispensable du relâchement hédoniste de son patron, l'exécutrice de ses instructions, l'organisatrice de son carnet de rendez-vous. Elle a dû apprendre à occuper une position beaucoup plus complexe, importante, que celle d'une simple secrétaire tout en ne détenant aucune liberté d'appréciation, aucune capacité de décision jusque dans les plus petites choses : elle aurait pu consentir la minime avance que demandait le nègre désargenté sans déranger son patron dont elle imite parfaitement la signature - une haie de thuyas tremblant sous la tempête - sur toute sorte de documents mais pas sur les chèques, ce principe devenu intangible depuis le licenciement du premier comptable. Sa marge d'initiative s'avère à la fois nulle et totale : si elle inscrit un rendez-vous, il lui faut penser qu'elle devra certainement le décommander, si elle confirme une décision à un imprimeur ou à un collaborateur, elle saura faire preuve d'une fermeté quasi directoriale, et de la même dix minutes après pour informer du contrordre. L'étonnement ou la protestation ne risquera guère de la désarçonner : ou on l'aura mal comprise ou les choses viennent de changer, tout simplement - ce qui touche souvent le tirage des ouvrages de la maison, qui variera trois fois dans la même journée. Comme le pédégé va se trouver de tous les avis, d'heure en heure, elle a accoutumé à ne se fier à aucun, entretenant son système personnel de dénégation préalable, de surprise crispée, d'hypocrisie optimiste. Elle trouve ainsi le moyen de répondre à tout, ce qui n'avance rien, dans un style qui soutient à merveille tous les engagements inconsidérés et bancals que Michel Touchalon n'a aucunement l'intention de tenir. Mais sa faculté d'appréciation s'arrêtera avant le doute méthodique pour jouer, comme à la loterie, tel ou tel projet gagnant - d'ailleurs aussi absurde que tous les autres. Les deux manières ne s'étayent donc que par une merveilleuse coïncidence, un finalisme imprévu qui, de concessions irréfléchies en rebuffades inopinées, entraînent l'auteur, le nègre ou le traducteur impayé dans un labyrinthe antilogique où il risquera fort de périr sans retrouver la porte qu'on aura verrouillée derrière lui. Quoique ne se souciant aucunement des conséquences de ses promesses, Touchalon apprécie en secret de n'en entendre plus parler, même si le souvenir, de ce côté, n'est pas son fort. Sans aucun pouvoir ni mandat, Sylvie Mérou décourage par défaut les entreprises qu'elle jugera immédiatement fâcheuses. Lorsqu'elle assène : "Je ne suis pas au courant ", il s'agit d'avoir des oreilles! Car c'est toujours elle que le naïf trouvera au bout du fil, trop petit personnage pour pouvoir joindre directement le président Touchalon sur l'un de ses portables. Mais lorsque l'une d'entre elles se trouvera par hasard arrêtée, elle assumera sans plus de réticence son rôle d'assistante, essayant de savoir de quoi il s'agit, ce que pourrait vouloir dire le prochain auteur maison, n'hésitant même à lui demander quelques éclaircissements dans le cours d'une communication téléphonique, car certains manuscrits n'arrivent un matin que pour disparaître à l'imprimerie dans la soirée. Sylvie Mérou excelle dans ce rôle où elle paraît rationaliser l'ébullition perpétuelle de son patron. Une autre n'y tiendrait pas huit jours, qui chercherait à comprendre quelque chose à cette frénésie insensée, tandis qu'elle adopte une attitude météorologique devant les cyclones et turbulences de bureau : un jour, il fera beau... Pourquoi pas demain? Pourquoi pas pour vous? Sa position et, pour tout dire, son assurance intriguent de nombreux interlocuteurs qui s'interrogent sur l'étendue de son pouvoir. Or, c'est parce qu'elle n'en possède réellement aucun qu'elle paraît presque tout se permettre à leur égard. Lâchement, Touchalon se sert du porte-à-faux où il la tient pour couvrir de nouvelles indélicatesses. Il s'interpellera à haute voix sur la pertinence d'un texte qu'il a décidé, il ne sait plus comment, de publier, formulera son embarras, ses craintes de façon tout abstraite puisqu'il n'en a pas lu dix lignes et que, dans le doute, il n'en examinera pas dix pages. Il reviendra sur ce souci, déjà dépassé par les délais de fabrication et d'impression, deux ou trois fois dans la journée jusqu'à ce que sa diligente secrétaire prenne sur elle de demander à la seule personne qui se trouve encore en mesure de la fournir une relecture critique dans le sens des tardives réticences du patron. La requête sera glissée de façon tout informelle : il ne s'agit de rien de moins que de relire un livre avec l'esprit, le style et les idées de Touchalon pour repérer ce qui pourrait le choquer s'il devait le rouvrir jamais. La bonne méthode, devant ce cas burlesque, serait celle d'Antoine Oblomot : ne rien répondre plusieurs jours durant avant de conclure : "J'ai pas eu le temps..." tandis que suivre la suggestion appuyée de la secrétaire Mérou, ce serait s'engager dans un travail inutile, que l'éditeur, qui ne l'aura pas formellement commandé, aurait beau jeu de ne pas payer. La curieuse positivité de ce tandem repose sur des méthodes sans compatibilité présumable qui créent son mystère et son succès : ils ont réussi cette puissante synergie qui permet à l'un de dire oui comme à l'autre de rétorquer non tout de suite après sans qu'on y voie de contradiction car l'approbation était conditionnelle autant que le refus ponctuel. La fantaisie des jours en amènera la réciproque creuse : dans une grimace de politesse, Sylvie Mérou s'étonnera de ne plus entendre parler d'un texte devant son auteur, qui n'osera lui rappeler qu'elle lui en avait signifié le rejet. Elle n'aura fait qu'interpréter les états d'âme du patron, qui parlera bientôt de la même uvrette idéologique ou romanesque comme d' "une refonte complète" qu'on devrait à ses soins, dont il aurait dû rejeter auparavant la "forme impossible" L'un et l'autre ont attrapé ce travers éditorial risible, si généralement répandu, de mettre en avant leur "travail", alors qu'ils ne font exactement rien quant à une éventuelle amélioration du texte - ce qui amènerait à se demander comment quelque chose "de véritablement impubliable, un vrai foutoir" a pu être accepté tandis qu'on décrit l'auteur comme une personnalité instable, tourmentée, qui ne comprend rien à rien, se déchargeant sur l'éditeur de la tâche colossale d'arranger ses sottises... Plusieurs sortes d'accidents cocasses se produisent au carrefour des complaisances, qui se trouveront très inégalement réparés. La star, à qui on aura versé un à-valoir conséquent (2 millions de francs par exemple) trouvera le plus souvent elle-même un nègre qu'elle paiera directement soit parce qu'elle ne sait pas écrire soit parce qu'elle n'en a pas le temps. Dans ce cas, l'éditeur pourra donner libre cours à de minces remarques critiques, sachant que le bénéficiaire de l'avance ne se sentira pas du tout concerné. Mais il lui arrive de le montrer d'une autre manière, son chèque encaissé, en se désintéressant entièrement de la suite du projet après avoir fait livrer deux chemises de documentation inutilisable et quelques cassettes inaudibles. Alors, l'éditeur se verra contraint de "travailler" s'il veut revoir son argent, c'est-à-dire de s'entendre avec un nègre d'un bon niveau rédactionnel. Le politicien de premier rang, ou en passe de le devenir, plus ou moins alphabétisé, à qui personne n'a jamais osé dire qu'il ne parlait pas exactement le français, fournira un casse-tête plus difficile à résoudre dans la mesure où son opuscule aura été fabriqué à partir de ses interventions de tribune par des secrétaires, des assistants parlementaires qui, en ayant débarrassé toutes les erreurs, les énormités, les élucubrations, s'aperçoivent tristement qu'il ne reste plus rien mais qu'il faut broder là-dessus... Quelle que s'avère l'inanité du résultat, la moindre intervention de l'éditeur est exclue puisqu'elle mettrait en cause les adjoints du futur grand homme. Ces livres, prêts pour le pilon, n'ont qu'un but : manifester ab absurdum l'existence de leur auteur. Ils ne sont collectionnés que par un petit nombre d'esprits spéciaux, en vue d'en proposer plus tard d'hilarantes anthologies. En cette occurrence, toute la tâche de l'éditeur se bornera à résister aux pressions quant au tirage - puisqu'il importe qu'on voie le livre partout en même temps que son signataire à la télévision - car il en coûte, avant le pilon, de faire revenir les invendus.
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Nous
sommes désolés de l'aspect affreux de cette page,
trop inspirée du gris Touchalonien... |